Comment avez-vous vécu la journée du 19 septembre, jour du déclenchement de la rébellion ?
Ce jour-là, à cinq heures du matin, nous avons été réveillés par des coups de téléphone qui nous disaient qu'il y avait des tirs en ville La sécurité nous a prévenus, puis des amis ont appelé. Nous étions à la maison et nous ne savions pas de quoi il était question. La veille, nous étions, Alassane et moi, au bureau. Nous arrivions de France et devions repartir aux Etats-Unis à la fin de la semaine où des réunions étaient prévues.
Alassane était rentré à Abidjan parce qu'il devait voir ses collaborateurs pour l'IIA (Institut International pour l'Afrique). Et je me suis dit que j'accompagnerai mon époux, même pour quelques jours, et de là, nous repartirions pour Paris et Washington.
A Washington, vous deviez assister aux assemblées annuelles du Fonds Monétaire International ?
Oui. Nous avions plusieurs réunions prévues et avions fait notre programme en conséquence. Nous sommes donc revenus pour quelques jours à la maison. Tôt le matin, le jeudi 19 septembre, il y a eu un communiqué incriminant le Général Guéi Robert. Nous avons entendu cela en sachant que cela n'était pas forcément vrai, car on a tôt fait de trouver des boucs émissaires. Dans la nuit du 18 au 19 Septembre, nous n'avions que neuf militaires pour assurer la sécurité à la maison au lieu de vingt, comme d'habitude. Les autres étaient chez eux, puisqu'ils résident à leur domicile. Il ne leur a même pas été possible de revenir à la résidence le lendemain matin. Nous nous sommes donc retrouvés avec un effectif extrêmement réduit.
Plusieurs personnes ont appelé Alassane pour dire qu'il y avait des chars qui faisaient manouvre vers notre résidence
Avez-vous eu un échange par téléphone avec le Général Guéi le 19 septembre ?
Non. Nous étions à la maison en train de suivre les événements, répondre aux coups de fil, écouter les informations à la radio.Les choses se sont accélérées effectivement. J'ai reçu un coup de téléphone. Mon correspondant m'a dit "Ils ont liquidé le Général Gueï, sa femme et toute sa famille, dix-neuf personnes en tout, et ils se dirigeraient vers vous". Je n'ai pas pris cette information au sérieux, en me disant que nous n'étions pas concernés. J'en ai parlé à mon époux qui m'a dit qu'il ne s'agissait que de manouvres d'intimidation. Ensuite, il y a eu des bruits persistants. Plusieurs personnes ont appelé Alassane pour dire qu'il y avait des chars qui faisaient manouvre vers notre résidence. Il a appelé le Ministre de la Défense d'alors, et le chef d'État-Major. Il leur a fait part des informations qu'on lui a données et a demandé de quoi il s'agissait. Ils ont répondu qu'il n'y avait rien à craindre et ont proposé d'envoyer deux officiers pour s'assurer qu'il n'y avait pas de problème.
Qui sont ces officiers ?
En fait ils ne sont jamais venus. Puis les choses se sont quand-même accélérées. Vers 14 heures 45, les chars étaient devant la résidence dont un char bleu, baptisé Comoé. Ils commençaient à défoncer le portail. Et c'est à ce moment-là que la sécurité nous a dit qu'ils étaient fortement armés et étaient venus avec des airs belliqueux. La sécurité nous a donc demandé d'aller chez notre voisin, l'Ambassadeur d'Allemagne. Ce que nous avons fait. C'était d'autant plus pénible qu'il ne s'agissait pas de la première fois. Nous l'avions déjà vécu en octobre 2000.
Vous avez revu "le film" d'octobre 2000 ?
Exactement ! Mais cette fois, c'était difficile, beaucoup plus difficile. Ils étaient pratiquement sous nos yeux lorsque nous sommes passés de l'autre côté. En Octobre 2000, nous avions attendu à peu près une heure, puis nous étions rentrés chez nous. Mais cette fois-là, impossible parce les militaires avaient carrément investi notre maison.
L'Ambassadeur d'Allemagne qui nous a accueillis a été très bien. C'était un nouvel Ambassadeur, arrivé depuis seulement quinze jours. Il nous a pris alors que nous étions nombreux. Nous étions avec la famille Toungara dont les enfants sont arrivés chez nous, en pyjamas et chaussons. Ils étaient épouvantés parce que des militaires étaient venus chez eux en affirmant que certains suspects s'étaient cachés chez les Toungara.
Nous avions donc commencé à déjeuner et à rassurer les enfants quand un de nos gardes du corps est venu nous demander de le suivre à l'Ambassade d'Allemagne, car les chars défonçaient notre portail....
A l'Ambassade d'Allemagne, vous vous sentiez toujours menacés ?
En dépit de son statut de Chef de mission diplomatique, les militaires menaçaient de pénétrer chez l'Ambassadeur. Nous nous demandions ce qu'ils voulaient et qui ils étaient. Etait-ce des forces du gouvernement ou d'autres forces ? Plus tard, nous serons situés.. Nous étions à l'intérieur de l'Ambassade d'Allemagne. L'ambassadeur prenait ses ordres de Berlin et n'arrêtait pas de téléphoner à ses supérieurs. Les militaires pendant ce temps menaçaient d'investir la mission diplomatique. Il y avait vraiment de la tension.
Des dispositions particulières ont-elles été prises par la chancellerie ?
Le Ministre des Affaires Etrangères d'Allemagne (Joshka Fisher : Ndlr) a téléphoné à son Ambassadeur. Il y a eu beaucoup d'échanges au plan diplomatique pour signifier aux autorités de Côte d'Ivoire d'empêcher les militaires de franchir le portail de l'Ambassade d'Allemagne. Il n'empêche, les militaires continuaient leurs allers et venues sans arrêt.
Alassane était en permanence au téléphone avec Renaud Vignal, l'Ambassadeur de France à l'époque, avec le Ministre de la Défense (Lida Kouassi : NDLR) et le Chef d'Etat Major (Doué Mathias : NDLR).
Ils venaient par intervalles secouer le portail de l'Ambassadeur pour exiger que nous soyons livrés. Ils repartaient puis revenaient. Ils faisaient vraiment pression sur nous. Alassane était en permanence au téléphone avec Renaud Vignal, l'Ambassadeur de France à l'époque, avec le Ministre de la Défense (Lida Kouassi : NDLR) et le Chef d'Etat Major (Doué Mathias : NDLR).
Qu'a fait l'Ambassadeur Renaud Vignal ?
Plusieurs personnalités politiques à Paris ont été alertées et nous ont promis de tout faire pour nous sortir de cette situation. J'éviterais de les citer par souci de discrétion.
Entre temps, les militaires devant le portail menaçaient à nouveau d'investir l'Ambassade. Il était 22 heures 30. C'est ainsi que mon époux m'a prise de côté. Il m'a dit ceci : "je sais ce qu'ils ont fait chez Guéi, ce qu'ils ont fait à toute sa famille. Je ne veux pas que la même chose vous arrive ici. Nous sommes ici 16 personnes avec l'Ambassadeur et sa femme. Je préfère aller me rendre". Il voulait se livrer pour nous protéger. C'étaient des moments très difficiles, les plus difficiles... Je me suis opposée à sa démarche. Sinon, nous partirions à deux, lui ai-je dit. Monsieur et Madame Toungara nous ont beaucoup aidé à traverser ces moments. Ils se sont interposés aussi. Eux aussi ont dit : "nous ne sommes pas d'accord. On reste ensemble ou c'est ensemble qu'on y va".
Des moments vraiment douloureux où Alassane est carrément venu me faire ses adieux... (elle s'arrête de parler un moment au bord des larmes, puis se reprend). Renaud Vignal, entre temps, a téléphoné pour dire: " Je viens de recevoir un appel du Président Chirac. Il me demande d'aller vous chercher moi-même". Alassane a répondu simplement : "je vous en remercie. J'espère que quand vous arriverez, je serai encore en vie"... Nous étions vraiment à deux doigts du pire.
Renaud Vignal est-il venu finalement vous chercher ?
A minuit 45, Renaud Vignal est effectivement arrivé. Il a pénétré dans le parking de l'Ambassade. Sa voiture était conduite par un gendarme français. Il nous a fait mettre des gilets pare-balles. Nous avons été installés dans sa voiture. Lui, était devant, nous, à l'arrière. Il a été extraordinairement courageux et il nous protégeait de tirs possibles, en se mettant en travers entre ses agresseurs éventuels et nous. De chez l'Ambassadeur d'Allemagne à la résidence de France, il fallait passer tous les barrages devant la Présidence ivoirienne. Cela a été difficile. Notre cortège était composé d'un char ivoirien qui ouvrait la marche. L'Officier qui commandait ce char le faisait apparemment sans beaucoup de cour car il avait des instructions de son ministre. Ils sont venus nous chercher avec deux voitures, celle de l'Ambassadeur dans laquelle nous étions, ainsi qu'un autre véhicule qui a pris la famille Toungara et les collaborateurs qui nous accompagnaient...
Entre le coup de fil de M. Vignal et votre transfert à la résidence de France, pourquoi s'est-il écoulé tant de temps ?
A cause du couvre-feu, M. Renaud Vignal ne pouvait pas venir nous chercher sans escorte militaire ivoirienne. C'est ce qui a mis du temps. Il nous a expliqué qu'il ne nous déplacerait pas tant qu'il n'était assuré de notre sécurité.
Aviez-vous pris des précautions avant de quitter votre résidence ? Etes-vous partis avec quelques affaires ?
Rien pratiquement. Nous avions nos téléphones portables. Moi dans une robe d'été avec des petites sandales et Alassane en chemise, jeans et tennis. C'est avec cela que nous sommes partis. C'était tout notre patrimoine. Nous avons tout laissé.
D'ailleurs, de l'Ambassade d'Allemagne, nous avons assisté au pillage systématique de notre maison. On voyait les gens aller et venir avec des camions, prendre des meubles, des appareils électroménagers... Tout cela sous nos yeux. Ensuite, dans la nuit du Samedi 21 Septembre, il y a eu l'incendie de la maison. Ce qui est triste, c'est de savoir dans quel état est notre maison aujourd'hui. Il n' en reste qu'un champ de ruines. En dehors du mobilier, qui a été pillé, tout a été saccagé volontairement : les portes, les fenêtres, les sanitaires, les carrelages, ainsi que tous nos souvenirs - j'avais emmené en Côte d'Ivoire la plupart de nos meubles de famille, des objets anciens que je tenais de ma mère, ainsi que ceux ramenés de nos voyages et surtout les photos de nos enfants, lorsqu'ils étaient tous petits.. Pourquoi tant de haine, tant de méchanceté ? Je ne me l'explique pas. Nous n'avons rien fait qui puisse mériter cela. Pire que tout, l'aide de camp d'Alassane, le Capitaine Dosso, a été sauvagement torturé puis assassiné alors qu'il essayait de nous rejoindre. Ce brillant jeune homme de 35 ans était fiancé et devait se marier avant la fin de l'année.
A quoi ressemblait une journée à la résidence de France ?
Nous y étions très bien traités. Pour les repas, le cuisinier nous demandait ce que nous voulions. J'ai pu avoir un ordinateur portable pour me remettre à travailler. Au début, nous ne nous connaissions pas, puis nous sommes devenus des amis. La cohabitation nous a rapprochés. On se réveillait le matin. Alassane se réveillait tôt. Il prenait le petit déjeuner et écoutait la radio. Ensuite, il travaillait sur des dossiers qu'on lui amenait. Moi, je travaillais sur l'ordinateur. Je prenais contact avec mes collaborateurs pour suivre un peu mes affaires. A midi et demi, nous écoutions la radio. Après c'était le déjeuner. Ensuite, soit on était sur l'ordinateur, soit on se reposait, soit on faisait un peu de sport. Alassane marchait beaucoup et moi je faisais de la natation. A 18 heures 30, nous nous retrouvions. On parlait un peu. On prenait l'apéritif puis nous allions dîner. Après nous discutions. C'était parfois des discussions un peu philosophiques, ou alors nous regardions un film. Bien entendu, le cœur était lourd, nous étions dans l'incertitude. Nos familles, surtout nos enfants étaient inquiets et téléphonaient pour prendre de nos nouvelles. Moi, je me sentais de plus en plus mal. Je faisais des crises de paludisme à répétition.
Qui a décidé de votre exfiltration le 28 novembre ?
Un mois avant, l'Ambassade nous demandait si nous voulions partir. Nous ne voulions pas gêner nos hôtes. . Donc Alassane a donné son accord pour une exfiltration. Mais la veille de l'opération, il y a eu un problème : l'Ambassadeur est arrivé et nous a dit que Paris souhaitait qu'Alassane fasse une lettre par laquelle il s'engageait à ne pas déstabiliser son pays. Il pourrait ainsi être exfiltré sur la France. Alassane a répondu que cela était insultant, qu'il avait déjà été en France en exil et qu'il n'en avait pas pour autant déstabilisé son pays. Il a souligné qu'il ne comprenait pas qu'on lui demande cela. A cette condition, il a dit qu'il refuse d'être exfiltré et d'aller à Paris. Mais il a demandé aux Français de bien vouloir le déposer à Kong, chez lui. L'Ambassadeur était apparemment très, très embarrassé. Il a répondu que c'était embêtant car Kong, c'est chez les mutins. Alassane lui a répondu que Kong, c'est d'abord chez lui. Le projet d'exfiltration a été suspendu jusqu'à l'arrivée de Dominique de Villepin. Et comme j'étais souvent malade, Alassane a convenu avec l'Ambassadeur, à mon insu, de me faire partir. J'aurais pu partir avant, mais je ne voulais pas.
"Monsieur le Premier Ministre Ouattara, sur ordre du gouvernement français, nous venons vous exfiltrer.
Ils voulaient me mettre dans un avion. Mais le jour de l'arrivée de Dominique de Villepin (le Ministre des Affaires Etrangères français : Ndlr) des militaires français ont aussi débarqué par bateau. Ils étaient en treillis. Ils sont arrivés vers 9 heures à la résidence de France par la lagune. On nous a fait croire d'abord que c'était pour la sécurité de M. de Villepin. Cela nous semblait logique. En fait, il s'agissait d'un commando spécial, entraîné pour les prises d'otages. Ils venaient préparer le terrain mais nous ne le savions pas. A 13h10, ils font irruption à la résidence, sans prévenir, alors que nous regardions les actualités. Et ils disent : "Monsieur le Premier Ministre Ouattara, sur ordre du gouvernement français, nous venons vous exfiltrer. Vous êtes sept. Nous vous donnons vingt minutes pour vous préparer. Prenez peu d'affaires". Nous avons enfoui quelques affaires dans une valise.
Ils nous ont conseillé de nous vêtir de manière appropriée : pantalons, chaussures plates, ce que nous avons fait. Ils nous ont pris nos téléphones, pour éviter les communications par mesure de sécurité. Ils ont mis tous les employés de la maison sur la terrasse, surveillés par un militaire armé. C'était impressionnant. Ils voulaient par précaution, empêcher les gens de la maison de communiquer avec l'extérieur. Les militaires français nous ont étiqueté. A chacun, un numéro. Alassane était numéro un. Ils nous ont demandé de manger quelque chose avant de départ pour éviter le mal de l'air. Puis, pendant quinze minutes, ils nous ont expliqué ce qu'il fallait avoir comme attitude pendant l'opération : se tenir en file indienne avec un commando entre chaque personne et obéir aux consignes.
Par quel moyen avez-vous quitté l'Ambassade ?
A 14h30, un hélicoptère est arrivé. Il a atterri à l'arrière en laissant tourner les moteurs. Nous y sommes montés comme prévu à la suite les uns des autres. Et là, c'était le moment le plus dangereux car lorsque l'hélicoptère s'est levé, les portes étaient ouvertes et des armes étaient brandies, des kalachnikovs mais aussi des auto mitrailleuses pour la riposte car il n'était pas sûr que nous ne soyons pas attaqués. Un deuxième hélicoptère nous a rejoint en l'air. Il s'est mis à droite pour assurer la sécurité. C'était impressionnant mais c'était bien organisé, comme dans un film.
C'est vrai qu'aucun officier français ne vous a prévenu de cette exfiltration avant ?
Non, absolument pas. Je crois que les autorités françaises avaient souhaité garder le plus grand secret pour notre sécurité. C'est grâce au Président Chirac et à Dominique de Villepin que nous sommes en vie aujourd'hui.
De l'hélicoptère, où est-ce que vous êtes emmenés ?
Nous nous posions nous aussi la question. Yamoussoukro, Accra... ? Nous savions que la destination finale, c'était Libreville, à l'invitation du Président Bongo. Après trente minutes de vol, avec des gilets pare-balles qui pesaient une tonne, nous avons atterri dans une clairière au milieu d'une plantation d'hévéas, en territoire ivoirien. Où exactement ? Nous ne saurions dire. Il y avait un Transall qui nous attendait, un avion militaire français. Sous une pluie battante, nous sommes sortis de l'hélicoptère pour aller vers le Transall en trois minutes à peine. De là, il nous a fallu quatre heures et demie pour arriver à Libreville, avec le sentiment d'être enfin en sécurité.
Les adversaires d'Alassane ne comprennent peut-être pas qu'il a un idéal. Il n'a rien à prouver
Y a-t-il eu des moments où votre époux ou vous avez décidé que M. Ouattara se retire de la scène politique après cet épisode ?
Cela n'a jamais été envisagé. Les adversaires d'Alassane ne comprennent peut-être pas qu'il a un idéal. Il n'a rien à prouver. Professionnellement, il a démontré ses capacités par de nombreuses fonctions qu'il a occupées. Mais son combat aujourd'hui c'est un idéal. Et cet idéal, on ne pourra pas le lui enlever. Quant à moi, j'aime mon époux et je sais que pour qu'il soit heureux, il faut qu'il réalise cet idéal. Beaucoup de gens ont confiance en lui. Une grande partie de la population lui fait confiance. Il ne peut donc pas se retirer de la scène politique à cause des intimidations. Je suis peinée de la manière dont les choses se sont passées. Je n'imaginais pas que les gens soient capables d'une telle animosité. Je prie Dieu pour que les uns et les autres se retrouvent, afin qu'on n'assiste plus jamais à de telles choses.
Le Patriote