Vous avez été nommé au mois de février 2024 par le Général Mamadi Doumbouya comme Premier ministre, chef du gouvernement. Pourquoi le choix du Général Doumbouya s’est-il porté sur vous particulièrement ?
La question paraît simple, mais elle est un peu difficile. Mais je dois dire, pourquoi moi, en toute franchise ; je vous dirai ce que le général m’a dit. Le soir où on s’est retrouvés pour examiner l’éventualité de cette nomination, il m’a textuellement indiqué qu’il y a beaucoup de personnes qui ont émis le vœu d’être Premier ministre. Mais mon cœur penche vers celui qui ne m’a rien demandé. C’est l’argument que le général a avancé pour me proposer le poste de Premier ministre, chef du gouvernement de la République de Guinée.
Avez-vous accepté ce poste en posant une ou des conditions ?
Dans ce genre de circonstance, il y a des choses qui restent des secrets d’État. Je dois dire que cette nomination est due au respect et à la confiance qu’il m’accorde. Par ailleurs, j’ai estimé que dans les circonstances actuelles de la Guinée, mon devoir est d’apporter aussi ma contribution pour que la transition puisse réussir et que tous, nous puissions nous donner la main pour que la Guinée, pour une fois, parvienne à réussir dans un contexte particulièrement délicat, par la mise en place d’institutions fortes et puis, que les communautés puissent vivre ensemble dans la convivialité, la fraternité et l’unité. Donc, les trois piliers de l’action qu’il m’a indiqués, c’est le social, le politique et l’économie. Et je pense que sur ces trois piliers, il y a des challenges, des défis extrêmement importants que nous essayons de prendre à bras-le-corps depuis mon installation à la fin du mois de février 2024 (ndlr : le 29 février 2024).
« S’agissant des crimes de sang, nous avons réussi à engager le procès du massacre du 28 septembre ; et ce procès s’est achevé le mois dernier avec les sentences qui ont été prononcées par le tribunal. C’est un acte historique ! »
Demain jeudi 5 septembre (ndlr : l’interview a été réalisée le 04 septembre 2024 à Conakry), cela fera trois ans que le général Mamadi Doumbouya est à la tête de la Guinée. Quel bilan faites-vous de ses trois années d’exercice du pouvoir, notamment en ce qui concerne les trois piliers que vous venez d’évoquer, à savoir le social, le politique et l’économie ?
Je pense qu’il est très important de souligner que la gouvernance de la Guinée à partir du 03 septembre 2021 marque une réelle rupture avec les gouvernances précédentes. D’abord, du point de vue du style : le style a totalement changé. Si hier, c’était un style à géométrie variable au gré des intérêts politiciens, à l’heure actuelle, il y a une volonté d’aller dans le sens de mettre en avant de manière prioritaire, l’intérêt national. C’est la raison pour laquelle les premières décisions concernent la création de la Cour de répression des crimes économiques, ce qui a amené beaucoup d’anciens responsables à se retrouver aujourd’hui dans une procédure judiciaire. Il y a différentes personnalités, d’anciens ministres, d’anciens Premiers ministres et la cohorte des principaux responsables de l’ancien régime de monsieur Alpha Condé et bien entendu, d’autres anciens responsables des régimes précédents qui sont aussi sous le coup de l’action judiciaire.
Ça, c’est par rapport aux crimes économiques. S’agissant des crimes de sang, nous avons réussi à engager le procès du massacre du 28 septembre ; et ce procès s’est achevé le mois dernier avec les sentences qui ont été prononcées par le tribunal. C’est un acte historique ! Pour la première fois depuis l’indépendance, des personnalités qui ont été à la tête du pays, se sont retrouvées devant la barre pour expliquer leurs niveaux de responsabilité dans une situation. C’est assurément une avancée notable dans la lutte contre l’impunité. Je ne dis pas que ça règlera tous les problèmes, mais c’est un pas extrêmement important de lutte contre l’impunité ; ça fixe une limite à tout dirigeant de savoir qu’il y a une ligne rouge à ne pas franchir dans le cadre des responsabilités que nous pouvons assumer à la tête du pays.
Mais en ce qui concerne la réconciliation entre les fils et filles de la Guinée, qu’est-ce qui a été fait concrètement ?
À ce sujet, le général Mamadi Doumbouya, avec le CNRD, ont engagé la première action allant dans le sens de faire prévaloir la cohésion nationale, le vivre-ensemble, en mettant en place, un comité national des assises avec trente et une personnalités désignées intuitu personae pour permettre à la société guinéenne de passer en revue, des aspects lugubres de son histoire, afin que les victimes puissent parler, s’exprimer, faire ressortir leur rancœur et leur frustration qui ont été pendant très longtemps étouffées. Cette prise de parole a permis de faire émerger quarante-trois recommandations qui ont été validées et qui ont été considérées comme étant des actions urgentes à mettre en œuvre par le gouvernement. Une stratégie pour la réconciliation nationale a été engagée, les documents ont été validés et la mise en œuvre, sur certains aspects, a déjà commencé.
« Nous sommes un pays où la justice doit être éprouvée et tout homme ou toute femme, désireux de voir son pays évoluer vers une certaine de stabilité institutionnelle et de respect des principes du droit, ne peut que considérer que nul n’est au-dessus de la justice et que nous sommes tous justiciables »
Pendant que vous parlez de réconciliation, certains des fils de la Guinée sont en exil, je veux parler des anciens Premiers ministres, Cellou Dalein Diallo et Sidya Touré. Que faites-vous pour qu’ils rentrent au pays ?
Bon, la question paraît aisée, mais elle est complexe. La Guinée a souffert pendant plusieurs décennies du non-respect des principes sacrosaints de l’État de droit. La Guinée a souffert, disons, d’une corruption qui a anéanti tout essor économique pendant plusieurs décennies. Et le Général Doumbouya avait indiqué, dès sa prise du pouvoir, que la justice sera la boussole de l’action du CNRD et du gouvernement. Comme vous le savez, les principes sacrosaints de l’État de droit, c’est la séparation des pouvoirs exécutif, judiciaire et législatif.
Mais ce qui est beaucoup plus important, c’est l’indépendance de la justice, vis-à-vis du pouvoir exécutif. C’est cela qui a permis de faire en sorte que le procès du 28 septembre ait pu avoir lieu et que cela puisse se dénouer de la manière la plus satisfaisante pour l’image et pour le respect des principes de droit. Par conséquent, si dans sa gestion de manière intuitu personae, une personne est reconnue ou il y a des soupçons, la justice ne peut pas intervenir pour empêcher que l’action judiciaire puisse continuer jusqu’à son terme. C’est à ce niveau-là qu’il y a quelques points de friction.
Qu’entendez-vous par « quelques points de friction » ?
Il y a deux principaux partis politiques qui estiment que leurs dirigeants sont en détention préventive ou que leurs dirigeants sont sous le coup d’une action judiciaire qui les oblige à ne pas être en Guinée. Que faut-il faire ? Empêcher la justice de suivre normalement son cours, au risque de recréer les conditions d’une certaine justice à double vitesse ? Doit-on maintenir la logique d’une certaine forme d’impunité ou laisser la justice faire son travail et, à la fin du processus de l’action judiciaire, le pouvoir public, notamment le président de la République, au moment venu, pourrait user de ses droits régaliens ? Dans le cas d’une amnistie, tout est possible, mais cela ne peut intervenir que lorsque l’action judicaire aura fini de faire son travail.
Maintenant, certains estiment qu’il faut immédiatement que le pouvoir exécutif intervienne pour stopper, disons, pour s’impliquer dans cette action judiciaire. Le faire, ce serait aller à contre-courant des principes qui régissent les fondements de l’État de droit. Nous sommes un pays où la justice doit être éprouvée et tout homme ou toute femme, désireux de voir son pays évoluer vers une certaine de stabilité institutionnelle et de respect des principes du droit, ne peut que considérer que nul n’est au-dessus de la justice et que nous sommes tous justiciables. Toute personne qui aspire à incarner demain, les symboles de l’autorité publique, ne peut pas estimer être exempte d’être interpellée par la justice, par rapport à des faits qui pourraient lui être reprochés.
Outre les questions politico-sociales et juridiques, quelles actions fortes ont été posées pour booster l’économie guinéenne ?
Sur le plan économique, il y a eu un leadership qui a permis de boucler et d’engager la mise en œuvre du projet dit de Simandou 2040, qui est devenu aujourd’hui, le projet minier le plus important au monde avec plus de 20 milliards de dollars d’investissement. Ce projet, qui va changer l’économie nationale, est un élément majeur qui est en train d’être mis en œuvre. Toujours sur le plan du secteur minier, la décision a été prise de changer la manière dont l’exploitation minière a été toujours faite dans ce pays, en exigeant l’installation des raffineries, pour qu’il y ait une première transformation du minerai brut au niveau du territoire national, afin d’accroître une valeur ajoutée qui est indispensable pour l’industrialisation de la Guinée et aussi pour la création d’emplois plus qualifiante, par conséquent d’accroître les capacités de la Guinée à engranger de nouvelles richesses.
L’autre aspect que je voudrais ajouter par rapport à la question économique, ce sont les infrastructures routières. Il est manifeste. Pour quelqu’un qui connaît Conakry il y a cinq ans, il se rendra compte qu’il y a eu des investissements importants au niveau des infrastructures routières. Je ne vais pas les citer, pour ne pas avoir l’air de faire une campagne, vous-même, vous l’avez constaté. Il y a certes, beaucoup à faire, mais il y a des avancées. Nous allons continuer dans cette dynamique, pour chercher à avoir près de 1000 km de routes bitumées dans les prochains mois, en vue de faciliter la vie à l’ensemble des populations, mais aussi pour désenclaver les zones.
« Sachez que le changement ne se décrète pas, le changement se fera progressivement et je pense que la Guinée, dans les années à venir, tendra vers une société plus apaisée, plus réconciliée, plus respectueuse des droits, de manière générale…»
Que répondez-vous à tous ceux qui accusent la Guinée de fouler au pied les droits de l’Homme en citant l’enlèvement de Fonienké et Bilo Ba ?
Vous savez, nous sommes un pays en transition. Nous sommes un pays relativement fragile qui, pendant très longtemps, a souffert d’exactions. Comme je l’ai dit tout à l’heure, nous sommes dans une profonde phase de rupture du style de la gouvernance de l’État. Et il ne faut pas être idéaliste et penser que ces changements en profondeur peuvent se faire aussi aisément. Vous vous souvenez que lorsque Nelson Mandela a été libéré de prison et que le processus de changement était en cours en Afrique du Sud, ce fut une période l’une des plus sanglantes de l’Afrique du Sud, avec des luttes violentes entre le chef zulu et Buthélezi contre l’ANC.
Même l’Espagne qui avait connu une transition de la dictature frankiste à la restauration des fondamentaux de l’État de droit, il y a eu des soubresauts et il a fallu du temps pour que, petit à petit, une normalité démocratique s’instaure de manière durable. Nous aussi, nous allons connaître ces étapes : progressivement, les mentalités vont évoluer, la gouvernance sera globalement plus en phase avec les principes de l’État de droit, du respect des droits humains, le corps social sera imprégné d’une approche beaucoup plus en conformité avec les principes démocratiques. Mais nous sommes dans le contexte actuel avec une culture politicienne qui est ancrée dans certaines mentalités. Sachez que le changement ne se décrète pas, le changement se fera progressivement et je pense que la Guinée, dans les années à venir, tendra vers une société plus apaisée, plus réconciliée, plus respectueuse des droits, de manière générale et cela nécessite que le corps social, dans sa globalité, les appareils d’État, les appareils politiques de toutes tendances, épousent et intériorisent cette approche d’une gouvernance plus vertueuse et plus démocratique.
Interview réalisée à Conakry par Demba Diallo