Société

Interview/Belinda Nango (Présidente de la Fondation Mère Célibataire): « Ce sont les boutiquiers, les mécaniciens…qui sont les auteurs de grossesse »

interview-belinda-nango-presidente-de-la-fondation-mere-celibataire-ce-sont-les-boutiquiers-les-mecaniciens-qui-sont-les-auteurs-de-grossesse
Belinda Nango tombe enceinte, à 18 ans. (Photo)
PARTAGEZ
Alors qu’elle est élève en classe de première, Belinda Nango tombe enceinte. A 18 ans. Ses études s’arrêtent net. Devenue mère à 19 ans, elle est confrontée à toutes les difficultés pour subvenir aux besoins de son fils. Partant de cette douloureuse expérience, elle décide de créer, en 2016, la Fondation Mère Célibataire d’Afrique pour venir en aide aux jeunes filles mères, dont certaines le sont devenues à la suite d’un viol.

Pourquoi avoir créé une Fondation consacrée aux mères célibataires ?

L’idée est partie de mon vécu en tant que mère célibataire et de ce que je voyais autour de moi. Je voyais beaucoup de mères célibataires qui étaient seules à s’occuper de leurs enfants et les difficultés auxquelles elles étaient confrontées. Alors, je me suis dit : pourquoi ne pas créer une association pour essayer de rencontrer, se donner des idées, en un mot, s’entraider. Dans le même temps, j’ai commencé à poser quelques actions en faveur des mères célibataires. Plus tard, j’ai décidé d’aller au-delà de l’association pour mettre sur pied, une fondation qui puisse rassembler de nombreuses mères célibataires à travers l’Afrique, car j’étais convaincue qu’il y en a dans tous les pays africains. Voilà comment est née l’idée de la Fondation Mère Célibataire d’Afrique en 2016. Mais elle existe officiellement depuis mai 2021.

 

Depuis sa création, quelles actions a-t-elle posées ?

Nous avons d’abord commencé par une campagne médiatique pour que toutes les mères célibataires sachent qu’il existe une association qui est à leur écoute. Après quoi, nous avons été surpris par l’engouement suscité par la fondation. J’ai donc dû prendre du recul pour mieux organiser les choses en mettant sur pied, un bureau et en prenant attache avec des partenaires, dont des mairies, des ministères. Nous avons, par la suite, entrepris des campagnes de sensibilisation.

A lire aussiDr Kouadio Paul (Programme de la santé de la mère et de l’enfant): « On peut contracter la maladie à tout âge »

 Où trouvez-vous les ressources pour venir en aide aux mères célibataires ?

Je rends gloire à Dieu qui me permet de faire mon petit business. J’investis 10% de mes gains dans la Fondation. Nous sommes également soutenus par des donateurs et des partenaires. Le ministère de tutelle, le ministère de la Famille, de la Femme et de l’Enfant, ainsi que le ministère de la Réconciliation, le député-maire de Bingerville, qui nous accompagnent. Avec cet appui, on finance l’alphabétisation, la formation professionnelle en cuisine, pâtisserie, coiffure, etc. Nous sommes également en contact avec l’Agence Emploi Jeunes, qui compte nous aider à réinsérer certaines de ces mères célibataires.

 Combien de mères célibataires avez-vous recensées ?

À Abidjan, nous en avons répertorié 700. Dans la région du Cavally, 30 cas d’urgence ; à l’Ouest, nous en dénombrons 80. Quand on additionne tous ces cas, on se retrouve autour de 1000 mères célibataires en Côte d’Ivoire. Au Burkina, on compte également près de 500, au Cameroun, nous avons également des cas extrêmes. En un mot, nous sommes représentés partout en Afrique.

Qu’entendez-vous par cas d’urgence ?

Il s’agit en fait de cas de viol. Nous accompagnons les femmes qui se trouvent dans cette situation par un suivi psychologique jusqu’à ce qu’elles accouchent. Car, nous ne prônons pas l’avortement. Au nombre des cas d’urgence, il y a aussi les étudiantes qui tombent enceintes et pour lesquelles nous sommes amenés à faire la médiation pour que les parents acceptent cette situation inattendue. Un autre cas d’urgence, c’est celui des jeunes filles qui sont enceintées par des personnes responsables qui fuient leurs responsabilités.

A lire aussiReportage/Fête des mères: Au cœur de l'amertume des orphelins

 Y a-t-il, parmi vos membres, des cas de mères célibataires ivoiriennes, victimes de viol ?

Oui. À l’Ouest du pays, nous en avons cinq. Dans les zones qui ont subi la guerre, il y a beaucoup d’enfants sans père. Je vais m’arrêter là.

 

Peut-on vraiment mettre ces viols sur le compte de la guerre qui a défiguré ces régions ?

Il y a eu des viols durant la guerre et donc, beaucoup d’enfants sont nés de ces viols. Ces enfants sont aujourd’hui incontrôlables. Ce n’est pas facile (elle semble embarrassée).

 

Comment les mères de ces enfants nés suite à un viol, vivent-elles leur situation ?

Elles le vivent péniblement…

 

Pourquoi vous encouragez ces femmes victimes de viol à aller jusqu’à l’accouchement ?

De ce que je sais, la loi ivoirienne punit l’avortement. Nous ne pouvons donc pas conseiller l’avortement. Nous ne pouvons qu’accompagner ces femmes.

 

Qu’entendez-vous concrètement par accompagner ?  

Nous les écoutons, leur donnons à manger du mieux que nous pouvons. Nous leur assurons également les frais de leurs soins médicaux, dans la mesure de nos moyens. Nous les accompagnons jusqu’à l’accouchement et après, nous leur donnons des kits de première naissance Et pour tout cela, nous avons besoin d’appui. Quand nous en parlons, il se trouve des gens sur les réseaux sociaux pour dire que nous encourageons les filles à devenir filles mères. Non ! C’est plus profond que cela.

 

 Quel est l’âge de ces filles mères célibataires ?              

À la Fondation, nous nous occupons des filles de 17 à 25 ans. On a affaire majoritairement à des filles de 15 à 22 ans. Il s’agit généralement d’étudiantes, de collégiennes.

 

Quelles sont les circonstances qui conduisent ces filles à devenir des mères célibataires ?

Le premier facteur, c’est l’abandon des parents, lesquels ne jouent plus leur rôle. Comment peut-on demander à une jeune fille de 16 ans de ramener de l’argent à la maison ? Comment peut-on demander à une jeune fille de 16 ans de financer la scolarité de ses frères ? Comment peut-on mettre la pression sur une jeune fille de 16 ans pour qu’elle paie la facture d’électricité, d’eau ? Comment peut-on ne pas demander à une jeune fille de 16 ans, qui ramène à la maison, des frites et du poulet, d’où ça sort ? Quand une jeune fille de 15 ans rentre à la maison avec un iPhone, ça ne choque personne. Les mères ne s’occupent pas de l’éducation sexuelle de leurs filles. Pour moi, les parents ont démissionné. Pour qu’on réduise ce fléau, il faut que les parents s’occupent davantage de leurs enfants. Il y a lieu donc de faire une sensibilisation des parents.

 

A lire aussiEnquête express / Flambée des prix des aliments : Sale temps pour les mères avec nourrisson

Quels sont généralement les auteurs de ces grossesses qui conduisent à des mères célibataires ?

À l’intérieur du pays, les auteurs des grossesses sont le boutiquier, le mécanicien, le jeune homme qui a une moto. Les jeunes filles ont généralement besoin de 1000, 2000 F CFA. Les parents n’ayant pas d’argent, il leur arrive de demander à la jeune fille d’aller prendre du riz, de l’huile chez le boutiquier qui la drague. Finalement, celui-ci finit par l’enceinter. La jeune fille est alors contrainte d’arrêter les études.

 

Quelle est la proportion des hommes mariés parmi ces auteurs des grossesses ?

(Elle éclate de rire). Il y a effectivement des hommes mariés dans le lot. Ils ne se préservent pas quand ils vont avec les jeunes filles et dès qu’elles tombent enceintes, ils leur demandent d’avorter. Quand elles refusent, ils leur disent : « tu ne peux pas m’envoyer quelque part. » J’ai un dossier de ce genre que nous devons régler ces temps-ci. Il s’agit de quelqu’un de haut placé. La relation a mal tourné et la jeune fille nous a saisis. Je lui ai dit qu’on verra ce qu’on peut faire. À Korhogo, nous avons le cas d’une jeune fille enceintée par une autorité, qui refuse de reconnaître la grossesse. Cette personnalité la menace. Il dit qu’il ne veut pas de scandale. La jeune fille a gardé tout de même, la grossesse et a fini par accoucher. Et voilà que quatre ans après, il revient pour réclamer l’enfant. Elle nous a saisis pour poser le problème. Nous avons tellement de cas de personnes haut placées, auteurs de grossesses. C’est pourquoi, nous avons un service juridique.

 

Est-ce que ces cas finissent devant la justice ?

Non. En général, quand nous engageons la médiation, nous nous entendons. Finalement, l’enfant porte le nom de l’auteur de la grossesse et il finit par régulariser la situation de la jeune fille.

 

Quand les jeunes filles tombent enceintes dans les circonstances que vous décrivez, quelles en sont les conséquences ?

Si la jeune fille n’est pas accompagnée, la situation peut la conduire à la prostitution. Il y en a qui se prostituaient quand nous avons été saisis de leur cas et certaines mêmes se prostituent encore, parce qu’il faut qu’elles donnent à manger à l’enfant. Cela rime avec la souillure, la maltraitance, l’humiliation. Il arrive que des enfants meurent, parce que les mères célibataires n’ont pas d’argent pour subvenir à leurs besoins. Elles subissent beaucoup de choses qui, quand on les écoute, peuvent gâcher une journée.

 

Ces difficultés conduisent-elles ces filles à l’infanticide ?

Oui. Il y en a deux cas dont j’ai connaissance. Il n’y a pas longtemps, les médias se sont fait l’écho d’un cas d’infanticide. J’en ai souri, parce que j’en avais été saisie auparavant. Bizarrement, c’est quand le pire est déjà arrivé qu’elles viennent à nous comme pour se confesser. Je pense qu’elles en arrivent à cette extrémité à cause des difficultés auxquelles elles sont confrontées.

 

Quand vous parlez de suivi psychologique, quel réel impact a-t-il sur ces mères célibataires en difficulté ?

(Rire). Je pense que ça guérit beaucoup, si je m’en tiens à ma propre expérience. Ça fait du bien quand on vous écoute parler de vos soucis, sans vous juger. Ça libère. Et quand après, on vous remet un peu d’argent pour entreprendre, vous avez des chances de réussir, parce que vous vous sentez mieux à l’intérieur.  

 

Pour revenir à votre situation, comment vous êtes-vous retrouvée mère célibataire ?     

(Rire). J’étais jeune et en classe de première. J’ai grandi avec mon père, parce qu’il était divorcé. J’étais avec ma sœur, qui était de trois ans plus âgée que moi. Puis, des années après, mon père s’est remis avec une autre femme. C’était compliqué. Elle nous lançait des propos qu’un enfant ne devait pas entendre, du genre : ce n’est pas moi qui ai dit à ton père de divorcer d’avec ta maman. C’est après que ma mère m’a expliqué qu’elle était en fait, la maîtresse de mon père. Après l’échec au BEPC, la situation à la maison était devenue intenable. C’est ainsi que j’ai dû aller rejoindre ma mère dans sa famille recomposée. C’était encore compliqué. Franchement, je n’ai jamais vraiment eu une vie de famille. Quand j’ai décroché mon BEPC chez ma mère, j’ai voulu me retrouver dans un espace où il n’y a pas de parent. Voilà comment je me suis retrouvée chez ma tante, qui avait un esprit ouvert. J’étais donc livrée à moi-même. C’est comme ça que je suis tombée enceinte et n’ai pu continuer les études. J’étais en première et j’avais 18 ans. J’ai accouché à 19 ans, en juillet 2009.

 

Quelles difficultés avez-vous eu à traverser ?

J’avais honte d’aller à l’école avec mon gros ventre. Je n’ai donc pas voulu reprendre la première. Je me suis alors inscrite en terminale, mais ça n’allait pas, parce que je devais m’occuper de mon enfant. J’ai échoué une première fois, puis une deuxième fois au BAC. Je suis donc rentrée sur Abidjan. J’ai essayé de m’inscrire dans une grande école de la place, mais je n’avais pas les 65 000 FCFA qu’on me demandait pour l’inscription. Quand j’y repense aujourd’hui, j’en ris. J’ai donc dû tout arrêter pour m’occuper de mon fils.

 

Pensez-vous que les autres mères célibataires que vous rencontrez ont vécu une situation aussi douloureuse que la vôtre ou pire ?

Pire, je dirai. Il y en a une qui a accouché dans les rues de Gonzagueville, au carrefour terre rouge.

 

Newsletter
Inscrivez-vous à notre lettre d'information

Inscrivez-vous et recevez chaque jour via email, nos actuaités à ne pas manquer !

Veuillez activer le javascript sur cette page pour pouvoir valider le formulaire