On les appelle communément ‘‘Badjan’’ ou encore ‘’22 Places’’. Physiquement, ils sont à cheval entre les berlines et les camions. Ce sont des minicars qui datent des premières années des indépendances avec une capacité de 22 places et sont propulsés par un moteur de 4 cylindres avec 4 rapports de vitesse en boîte manuelle. Dès leur apparition en Côte d’Ivoire, ces véhicules ont servi au déplacement des populations vers l’Ouest du pays lors des travaux de construction du barrage de Kossou dans les années 1970. Depuis cette date, ces véhicules font toujours partie du parc automobile de la Côte d’Ivoire et continuent de faire sensation. Il est 12H38, ce samedi 29 avril 2023. Le soleil est au zénith et le thermomètre indique 39°. Nous sommes au terminus de ces véhicules atypiques qui font partie du paysage du quartier d’Anono dans la commune chic de Cocody.
Ici, sous le soleil de plomb, les passagers attendent patiemment l'arrivée de ce véhicule. Dans ce secteur de la commune la plus huppée d'Abidjan, ces véhicules n’ont pas de véritables gares comme les autres moyens de transport. Debout à l’ombre de bâtiments, des passagers sont aux aguets. Deux hommes un peu en retrait du groupe, attirent notre curiosité parce qu’en costume. Renseignements pris, eux aussi attendent le fameux véhicule. Quelques minutes après, un Badjan pointe du nez. C’est une sorte de ruée vers l’or. Chacun cherche à s’y engouffrer au prix d’une bousculade indescriptible qui ne fait aucun cadeau aux invalides et personnes à mobilité réduite. Les passagers sont en majorité des femmes, de tous les âges. Une fois les 22 sièges occupés, le mastodonte peut se lancer à l’assaut de la route. Direction, la commune commerçante d’Adjamé. À l’intérieur, rien n’a véritablement changé dans le design d’origine de cette gamme de voitures. À force d’entretiens réguliers, il résiste au temps et tient encore la route. Le chauffeur, un homme d’un âge aussi avancé que son véhicule, est solidement installé dans sa cabine.
Les cheveux grisonnants, il suit discrètement tout et laisse le soin à son apprenti de discuter des tarifs des bagages et mettre de l’ordre. Le trajet Anono-Adjamé coûte 250 FCFA, un montant prenable, au regard des tarifs pratiqués avec d’autres types de véhicules sur le même trajet. La cabine du conducteur est un véritable capharnaüm. Le tableau de bord qui n’existe que de nom, a manifestement subi les affres de mille et un bricolages. Ici, inutile de parler donc d’indicateur de vitesse, d’indicateur de température, encore moins de niveau d’huile. C’est la débrouille mécanique. Cependant, des fonctionnalités comme celles des feux clignotants et le klaxon sont encore opérationnels. Après Anono et Cocody centre, le chauffeur fait montre de maîtrise de son art et de son engin. Son comportement sur le volant, laisse clairement entrevoir qu’il est de la vieille école car, avec lui, tout se fait avec parcimonie et patience. Dans le Badjan, on n’est pas pressé.
La discipline et la rigueur sont érigées en loi…
Trois quarts d’heure après avoir quitté sa gare d’Anono, le Badjan s’immobilise à la grande gare routière d’Adjamé. Le lieu grouille de monde et il est difficile de se frayer un chemin. Notre conducteur a pris soin de garer dernière les autres autocars qui ont déjà constitué un long rang et faire la place à ceux qui vont suivre. Contrairement aux véhicules communément appelés ‘‘Gbaka’’, ici, règne une sorte de discipline. « Je conduis depuis 1998. Nous évitons la vitesse avec ces engins parfois poussifs, parce que nous ne sommes pas en concurrence avec personne », affirme Traoré Seydou, le conducteur de notre Badjan. Dans cette gare d’Adjamé, beigne une organisation rigoureusement tenue par une équipe où les choses semblent se faire de père en fils ou de patron à apprenti. N’da Konan Grégoire qui assure la coordination des activités de la gare, soutient que les Badjan desservent plusieurs quartiers ou sous-quartiers de Cocody, selon un itinéraire datant de la colonisation. Toujours contrairement aux Gbaka, ici, les arrêts sont connus d’avance et le respect scrupuleux de ces arrêts fait partie des règles de la gare.
« D’Adjamé à Akouédo, notre premier arrêt se situe au niveau de l’échangeur des II-Plateaux, suivi de ceux de l’École de police, Cap Nord, au 2e feu d’Orca Déco, carrefour 18e arrondissement, après barrage. Pour ceux qui passent par l’ancien camp, il y a Kilomètre 10, le Lycée français, ancien camp, Carrefour village (Akouédo). Après barrage, il y a nouveau camp, Carrefour ferronnerie, Faya, Nouveau goudron, Attié campement ou 11 Palmiers à Abatta », nous précise N’Da Grégoire. Il tient dans ses mains, un cahier dans lequel sont enregistrés tous les départs et arrivées de la journée, afin d’éviter le désordre. « Tout à l’heure, c’est le véhicule 1739 qui charge en direction d’Attécoubé. Celui qui suit va à l’ancien camp d’Akouédo ; ainsi de suite, jusqu’à la fin de la journée. Par jour, un chauffeur peut faire 5 à 7 rotations. Vous voyez ses bagages (Ndlr : il nous les montre), les Gbaka ne peuvent pas les charger ; nous nous en chargeons parce que nos véhicules sont solides et sont dotés de porte-bagages », ajoute-il avec fierté et assurance. Au sein de la gare, les tâches sont reparties en fonction de l’expérience ou de l’âge. Dans le secteur des Badjan, la maintenance est une question de spécialité. Kamagaté Moussa, mécanicien et premier responsable de la gare, nous raconte son cheminement dans ce secteur qui lui permet de gagner sa vie. « Nous avons grandi et trouvé nos parents dans le transport. Après les cours, nous les suivions dans ce métier.
Mais moi, j’ai opté pour la mécanique auto depuis les années 1985. Tout le monde ne saurait être fonctionnaire. C’est pourquoi, j’ai opté pour la mécanique et je me suis spécialisé dans la réparation des Badjan. Aujourd’hui, je dispose de deux Badjan dont j’assure personnellement les réparations », indique Kamagaté Moussa, avant de préciser qu’il ne suffit pas de savoir conduire pour conduire un Badjan. Autrement dit, n’importe qui ne peut pas conduire ce genre de véhicule. « Tout chauffeur de Badjan peut conduire n’importe quel type de véhicule, mais ce n’est pas évident pour le contraire, parce qu’il faut une petite formation pour connaître la voiture, ses petites pannes à maitriser et des techniques pour maîtriser le volant. On ne devient pas chauffeur de Badjan qui veut mais qui peut », a ajouté notre interlocuteur avec un brin de sourire. Ce vétéran dans le secteur des Badjan précise également que la maintenance régulière des véhicules est une obligation dans leur milieu. Ainsi, il a été imposé à chaque chauffeur ou propriétaire, des contrôles tous les trois jours. « Ici, le contrôle est une obligation. C’est pourquoi, vous verrez rarement un Badjan garé dans un coin de la rue, pour cause de panne ou d’accident », dit-il fièrement ; non sans ajouter qu’il est interdit aux chauffeurs d’utiliser des pneus usés ou d’occasion. Soro Lamoussa, chef de la ligne Akouédo village-Adjamé, confirme cette rigueur et cette discipline qui permettent aux Badjan de résister au temps et aux accidents. « On ne permet pas qu’un chauffeur à peine recruté, transporte des passagers. Moi qui vous parle, c’est après sept ans d’apprentissage qu’on m’a confié un camion. C’est vous dire qu’ici, on ne badine pas avec l’ordre et la discipline. Il y a des comportements que nous ne saurions tolérer chez nous. Des amendes sont même imposées aux chauffeurs et apprentis qui transgressent ces dispositions. Si des chauffeurs se battent, il est imposé une amende de 10 000 FCFA à chacun, ici, à la gare, car nous sommes une famille », précise-t-il. Poursuivant, Soro Lamoussa soutient mordicus qu’il exerce avec un véhicule vieux, mais il est en règle vis-à-vis de la loi. « La patente de mes trois véhicules me revient à 205 840 FCFA par an, sans compter les impôts », nous informe-t-il.
Venance Kokora