Le jeudi 24 février 2021, la casse d’Abobo-Anador a été le théâtre d’affrontements entre les occupants et les forces de l’ordre. Que sont devenus ces ferrailleurs censés avoir été délocalisés sur une nouvelle casse à N’Dotré ? L’Avenir est allé à leur rencontre.
Passée la période tumultueuse, notre équipe de reportage s’est rendue à la casse d’Abobo-Anador pour rencontrer les ferrailleurs, mis en cause dans ce bras de fer avec la mairie de ladite commune. Il est 10 h 12 mn ce mercredi 16 mars 2022, lorsque nous mettons les pieds à la casse d’Abobo-Anador, sous un soleil de plomb. La voie express qui mène à Adjamé, autrefois obstruée par les commerçants ambulants de pièces automobiles, est libérée. La casse, autrefois grouillante de monde, présente un visage plutôt pâle : les portes des magasins sont fermées. Assis sur des chaises de fortune, les locataires font grise mine.
« On veut nous délocaliser. Le site sur lequel on veut nous envoyer, est petit, il n’y a plus de magasins là-bas. Le site est déjà cerné par des habitations. Pendant ce temps, nos magasins sont fermés et on ne travaille pas. Nous sommes prêts à partir, mais il faudrait qu’on nous donne un site pour une casse moderne comme le gouvernement le prévoit. Mais en attendant, nous plaidons pour qu’on nous laisse travailler, jusqu’à ce que les magasins qu’on veut nous octroyer, soient prêts», nous confie C.A., propriétaire d’une boutique. Visiblement amer, il dénonce une injustice : « On nous a dit au début que c’était pour nettoyer la casse, après on vient nous dire de fermer les magasins pour ne pas gêner des gens qui viendront faire un travail et que cela allait durer 2 ou 3 jours. Et, c’est dans ça que nous sommes restés jusqu’à ce jour. Tous les magasins sont fermés. Les propriétaires de magasins nous traquent. Pendant combien de temps nous devons attendre qu’on nous construise de nouveaux magasins ? Jusque-là, nous ne travaillons pas. Sinon, nous ne refusons pas de partir comme ils le font croire. C’est faux ! ». Notre interlocuteur qui préfère garder l’anonymat, s’est également prononcé sur leurs principales difficultés.
« On nous demande de partir, or, nous avons payé des cautions de maisons qui vont de 3 à 10 millions de F CFA. Est-ce que les propriétaires sont prêts à nous rembourser ? On nous propose à N’Dotré, des magasins de 3 m², alors qu’à la casse, nous avons des magasins de 15 m/10, c’est-à-dire de 600 m² », a-t-il martelé.
D’importants préjudices financiers
Parmi les ferrailleurs, on trouve des grossistes, des importateurs et des vendeurs. La plupart de ces hommes d’affaires importent des conteneurs de moteurs et de pièces automobiles, en vue de les revendre sur le marché. Cette activité est productrice de richesses, autant qu’elle est pourvoyeuse d’emplois, comme en témoignent ces propos d’un propriétaire de magasin : « La casse d’Abobo, c’est notre zone industrielle. C’est aussi le plus grand pourvoyeur d’emplois de la commune. Imaginez que cet endroit soit fermé, l’État pourra-t-il faire face au banditisme ? Les enfants qui se sont dressés contre les forces de l’ordre, la dernière fois, sont ces jeunes microbes, ces bandits, ces repris de justice, sans emplois que nous avons resocialisés. Ils sont en colère, parce qu’on veut leur retirer leur gagne-pain. Ils viennent prendre des pièces de voiture qu’ils revendent pour avoir de l’argent, chose qui les détourne d’autres intentions ».
La crise, consécutive au déguerpissement de ces acteurs de la ferraille, a pour conséquence d’engendrer d’importantes pertes financières dans leur rang.
« Moi, je prends mon conteneur à 15 millions de FCFA et quand je finis ma vente, je me retrouve avec 30 millions de F CFA. Je paie mes impôts, cela fait 08 ans que mon entreprise existe. Je paie au propriétaire de mon local, la somme de 120 000 F CFA par mois. Cela fait 03 mois que je n’arrive pas à faire face au loyer à cause de la difficulté actuelle. Le propriétaire s’en fout de nos problèmes, c’est son argent qu’il veut », s’emporte Bangoura, importateur de pièces automobiles.
À sa suite, l’un de ses collègues tente de nous faire comprendre, la fonction sociale de la casse en voie de démantèlement. « Certains pensent qu’à la casse, il n’y a que des bandits ou des bons à rien qui s’y trouvent. Je leur dis que c’est faux. Ici, il y a des anciens travailleurs, des étudiants, des déscolarisés. Moi qui vous parle, je suis titulaire d’un BTS en informatique industrielle et maintenance. Après les études de cycle ingénieur, je me suis reconverti en ferrailleur. J’importe les pièces des moteurs que je revends en gros ou en détail. J’ai près de 30 apprentis, dont 13 sont mariés. Nous sommes d’accord pour partir, mais nous demandons qu’on nous trouve un espace plus grand », avance-t-il.
Ancien chauffeur de gbaka, Bakary Diarrassouba, s’est reconverti lui aussi, au métier de ferrailleur à la casse d’Abobo. Il tient à interpeller sur l’impact social de l’opération de déguerpissement sur leur vécu quotidien. « J’avais un magasin derrière rail, il a été détruit à cause de la route de train. C’est grâce à ce métier que je nourris ma famille, ma mère et mes frères. Si ici est fermé, je me retrouve où ? Cela fait deux mois que je ne paie pas mon loyer », se lamente-t-il.
« Parmi nous, nombreux sont ceux qui ont vu leurs enfants être renvoyés de l’école. Le mois de jeûne, c’est le mois le plus dépensier du musulman, donc qu’on nous laisse travailler. On ne veut pas un bras de fer avec le gouvernement. Aujourd’hui, nous sommes réduits à vendre nos marchandises en cachette, comme si nous étions des vendeurs de drogue. On ne mérite pas ce qui nous arrive », lance, furieux, l’un des ferrailleurs. Il est vite rappelé à l’ordre par ses pairs.
Ce qui se passe à la nouvelle casse de N’Dotré
Après la casse d’Abobo, nous mettons le cap sur l’espace de N’Dotré où les déguerpis sont censés être délocalisés. À notre passage, des ferrailleurs qui avaient déjà occupé leur box, s’attelaient à mettre de l’ordre dans leurs marchandises. Le site affichait complet. Même les magasins qui sortent de terre sont réservés. « Pour que tous les ferrailleurs viennent s’installer ici, ne sera pas chose facile, parce que tous les magasins sont occupés », nous confie Camara Abdul Razak.
Une source bien introduite auprès de l’entrepreneur qui a aménagé le site, a bien voulu nous en dire davantage sur cette nouvelle casse, objet de tiraillement entre des ferrailleurs venus d’Adjamé et ceux basés à Abobo.
« Les magasins construits ont été assaillis par les ferrailleurs d’Adjamé, précisément ceux qui, par le passé, étaient du côté du pont ferraille jusqu’au carrefour Macaci. En 2014, ils ont été déguerpis des lieux à cause de la construction d’une gare routière. Et l’État a remis 150 000 F CFA à chacun d’eux pour qu’ils se recasent sur le site de N’Dotré. À l’issue d’une étude, ils sont tombés d’accord sur la construction de magasin par le promoteur. Ensuite, ils procéderaient au remboursement à hauteur de 720 000 F CFA payables sur 3 mois. 105 000 F CFA sont à payer dans l’immédiat et ensuite, 15 000 F CFA par mois. Le site appartient à l’État. Nous avons identifié 855 ferrailleurs grâce à la fédération nationale des artisans et ferrailleurs de Côte d’Ivoire (FENAFERCI). Depuis 2015, les locataires ont du mal à payer, sous prétexte que leur activité ne marche pas. Ce sont des magasins de 12 m² », a-t-il révélé.
Notre interlocuteur appelle les autorités à traiter le dossier des ferrailleurs de la casse d’Abobo avec beaucoup de doigté.
« Si nos autorités ne savent pas s’y prendre, elles vont créer des conflits entre les ferrailleurs d’Adjamé et ceux d’Abobo, parce que le site est pour le recasement des ferrailleurs d’Adjamé. Il faut que les autorités ministérielles fassent sortir l’extrait topo de la zone pour comprendre clairement à qui appartient le site en question. C’est un problème qui est complexe, que les politiques prennent le temps de bien apprécier la situation », prévient-il.
Des syndicats mis en cause
Les ferrailleurs que nous avons rencontrés, ne décolèrent pas contre leurs syndicats, qu’ils accusent de trahison. À les en croire, les responsables des syndicats seraient à la base du malentendu entre eux et l’État.
« Que disent nos syndicats aux autorités ? Nous, les ferrailleurs d’Anador, sommes plus nombreux que tous les autres ferrailleurs. Nous étions tous à Adjamé, à l’origine. Nous nous sommes retrouvés à Abobo, parce que nos magasins ont été incendiés. Aucun syndicat n’est venu nous dire quoi que ce soit, donc, nous étions surpris. Je loue un magasin à 60 000 F CFA et je n’ai jamais reçu de document me demandant de partir. Les syndicats ont failli à leur mission », décrie l’un des intervenants.
Joint par téléphone, Mamadou Koné, président national de la fédération des artisans et ferrailleurs de Côte d’Ivoire, s’est expliqué sur cette situation préjudiciable à ses camarades.
« Le débat, c’est comment faire pour leur trouver un site. Le problème est que leur départ n’a pas été négocié. Les ferrailleurs sont d’accord pour partir, ils ne posent pas de conditions, mais où partir ? », a-t-il expliqué. Il a ajouté que le nouveau site n’est pas approprié pour abriter les ferrailleurs d’Anador.
« Il y a des gens qui ont plus de 1000 moteurs dans leur magasin. Les magasins de N’Dotré ne peuvent pas abriter plus de 10 moteurs. C’est pour vous dire que le site de N’Dotré est inadapté aux ferrailleurs d’Anador. Le débat de fond est comment trouver un espace plus grand pour les accueillir. Il n’y a plus de place à N’Dotré. C’est cette vérité qu’on refuse pour que ce problème finisse. Les immeubles que vous voyez à Anador, sont des contrats de bail entre les ferrailleurs et les propriétaires terriens. Aujourd’hui, les magasins sont fermés à cause de ce contrat. La superficie de la ferraille d’Abobo est de plus de 30 hectares. Il faut qu’on arrive à dire à nos gouvernants que la solution n’est pas de fermer les magasins des gens. C’est un tort qui leur est fait », a soutenu Mamadou Koné.
Venance KOKORA