On a vite fait de croire que la rencontre Ouattara-Gbagbo que d’aucuns avaient qualifiée d’historique allait apporter un vent de décrispation en Côte d’Ivoire. L’espoir suscité par cette rencontre n’aura duré que le temps d’un feu de paille. Et c’est l’homme qui a été à la base de la crise post-électorale du fait de son refus de se plier au verdict des urnes en 2010 qui est encore à la manœuvre pour dissiper cette lueur d’espoir.
Au cours d’une rencontre qu’il a eue ce lundi 2 août 2021 avec les familles de ses partisans encore en prison, Laurent Gbagbo n’a pas trouvé mieux que de se moquer des victimes de la crise post-électorale et singulièrement de celles d’Abobo. Et pourtant, l’ancien prisonnier de Scheveningen avait bien entamé son discours face à ses visiteurs du jour. « Quand l’occasion m’a été donnée de croiser le président Ouattara, je lui ai soumis un seul problème : La libération des prisonniers. Il ne m’a pas dit non, il ne m’a pas dit oui. Il m’a dit qu’il allait étudier la question et que pour le moment, il était en train d’étudier le cas de ceux qui avaient été arrêtés pendant la présidentielle de 2020. Il m’a dit que pour la fête de l’indépendance qui arrive, ce serait trop tôt, mais qu’il allait faire tous les efforts pour les libérer le plus tôt possible », a introduit Laurent Gbagbo, confirmant ainsi la bonne disposition d’esprit du président Alassane Ouattara de donner une suite à sa requête. Mais le sens de la responsabilité de l’ancien président se limitera à cette petite formule introductive. Avec un air narquois qui frise à la fois le mépris et le dédain, Laurent Gbagbo estime qu’il n’y a rien eu à Abobo en 2011. Tout comme ses partisans qui avancent la thèse du « complot du bissap » dans l’assassinat des 7 femmes d’Abobo, Laurent Gbagbo, dans un argumentaire sarcastique, soutient à demi-mot qu’il n’y a pas eu de bombardement d’un marché dans cette même commune. Ci-dessous un pan de son discours qui frise la négation de cette tuerie qui a eu lieu le 17 mars 2011 dont les vidéos et images ont ému toute la planète.
Négation révoltante du bombardement du marché Siaka Koné...
« Aujourd’hui, je suis dehors, mais ce qu’on me reprochait était grave ! Crimes contre l’humanité, crimes de guerre, assassinats ciblés, etc. On a même dit que j’avais largué des bombes sur le marché Siaka quoi là ?…(NDLR : Le public lui prête le nom du marché Siaka Koné dans une atmosphère de rires généralisés). Je ne sais même pas où se trouve ce marché et on dit que j’ai jeté des bombes sur le marché Siaka Koné pour tuer des Dioula. Mais ceux qui disent ça ne connaissent pas la Côte d’Ivoire. Moi là, je parle Dioula, c’est chez les Dioula que j’étais quand j’ai eu mon CEPE (…) Aujourd’hui, je suis marié à une femme Dioula (NDLR : Applaudissements dans la salle). Les gens ne nous connaissent pas et puis ils nous jugent. J’ai aimé la dernière partie de la plaidoirie de Me Agathe Baroan à La Haye. Elle leur a dit que chez nous en Côte d’Ivoire, nous vivons comme dans les cours communes où il y a des portes avec des locataires qui peuvent être des Gouro, des Dioula, des Bété, etc. Le propriétaire de la cour ne demande pas l’ethnie avant de louer sa maison, c’est l’argent il demande. On ne peut donc pas jeter de bombe dans une cour commune en cherchant à tuer les Bété ou les Abbey, parce que tu ne sais pas qui habite la cour (…) Quand Agathe Baroan a fini de faire sa plaidoirie, je me suis assoupli et je me suis dit que tout a été dit dans cette plaidoirie », a indiqué Laurent Gbagbo pour nier un quelconque bombardement du marché Siaka Koné.
Mépris pour les familles du général Guéï et du colonel Dosso
Autre aspect de l’intervention de Laurent Gbagbo qui peut susciter la colère et l’indignation dans les familles de certains Ivoiriens qui ont été tués sous son régime. En effet, l’ancien chef d’État a soutenu qu’aucun homme politique n’a été emprisonné tout au long des dix années qu’il a passées au pouvoir. « Moi j’ai été président de ce pays pendant dix ans. Citez-moi le nom d’un seul homme politique que j’ai fait mettre en prison pendant mes dix ans. Moi j’ai été président ici pendant dix ans et vous le savez tous. Je n’ai jamais arrêté quelqu’un, enfin un homme politique. Il n’y a que la Police qui a continué à jouer son rôle en arrêtant les voleurs, les assassins, les mauvais chauffeurs, etc. Aucun de mes adversaires politiques n’a connu la prison encore moins d’arrestation », a déclaré Gbagbo. Et pourtant, c’est sous son régime que Téhé Emile, président du parti politique dénommé Mouvement populaire ivoirien a été assassiné dans la forêt du Banco le 2 novembre 2002. Le Dr Benoit Dacoury Tabley a été tué le 8 novembre 2002, parce que son frère a rallié la rébellion. Le 3 février 2003, le comédien Camara Yêrêfê, dit H, militant du RDR, a été abattu par les escadrons de la mort. Ceux-là font partie des bandits et mauvais chauffeurs dont parle Gbagbo ? On ne demande pas à Laurent Gbagbo d’assumer tous les crimes qui ont été commis pendant ses dix années de règne et pendant la crise post-électorale. Au nom de la paix dans le pays, les Ivoiriens ont décidé de pardonner et d’aller de l’avant. On ne demande pas non plus à Laurent Gbagbo de ne pas avoir de la compassion pour une épouse ou un enfant dont l’époux ou le père est en prison. Mais ce qui choque ici, c’est quand Laurent Gbagbo fait une compassion sélective et se moque à la limite des familles d’hommes politiques de très haut niveau qui n’ont pas eu la chance d’aller en prison sous son régime dans l’espoir d’en sortir un jour comme il le négocie actuellement pour les siens. Gbagbo demande aux parents de ses amis d’essuyer leurs larmes. « Mes petits frères Dogbo Blé et Vagba seront dehors. Soyons mobilisés par la libération de vos époux. Je suis avec vous », a-t-il ajouté. Il exprime ici sa compassion pour les épouses des généraux qui sont en prison. Il ne sait pas que les familles du général Guéi, ancien chef d’État, de son épouse et de son aide de camp Fabien Coulibaly auraient aimé les avoir en prison, même à une condamnation à perpétuité. Gbagbo a aussi oublié le cas du colonel-major Dosso Adama, tué en mars 2011 dont le corps a été mutilé et enterré au kilomètre 49 sur l’autoroute du Nord. C’est son frère Dogbo Blé qui a donné l’ordre de le tuer. Les détails ont été rapportés par les exécutants de ce crime lors du procès en octobre 2012. C’est le même Dogbo Blé qui avait déclaré le Plateau zone rouge en mars 2004, occasionnant des centaines de morts lors d’une marche de l’opposition. Aujourd’hui, l’épouse du colonel Dosso, Professeur Mireille Dosso et les familles des victimes de mars 2004 auraient aimé voir les siens en prison, même si c’était à perpétuité. Mais ils ne le pourront jamais. Gbagbo doit donc savoir canaliser ses propos, quand il aborde les questions liées aux victimes de la crise post-électorale.
Kra Bernard