La 29e Journée mondiale de la liberté de la presse a été célébrée ce 3 mai 2022. Jean-Claude Coulibaly, président de l’Union nationale des Journalistes de Côte d’Ivoire (UNJCI), dans cette interview, fait l’état des lieux de la liberté de la presse en Côte d’Ivoire.
Comment pourrait-on définir la liberté de la presse, selon vous ?
La liberté de la presse, c’est la capacité, l’habilité pour tout professionnel du traitement de l’information ou professionnel de la communication de pouvoir s’exprimer ou exercer librement le métier de journaliste sans être inquiété pour ses opinions, ses prises de positions politiques ou religieuses dans la société. La liberté de la presse, comme toutes les libertés, est une quête permanente. Elle n’est toujours pas quelque chose d’acquis définitivement. La liberté est une lutte permanente.
Sous le thème ‘’Le journalisme sous l’emprise du numérique’’, il a été question de l’impact de l’ère numérique sur la liberté d’expression, la sécurité du journaliste, l’accès à l’information et la vie privée. Selon vous, quel est l’impact réel du numérique sur le journalisme ?
L’impact du numérique sur le métier du journalisme de nos jours est indéniable. Chaque jour, le numérique prend de plus en plus de place. Le numérique est devenu un média prisé. Aujourd’hui, on ne peut pas concevoir le journalisme sans le numérique. À l’UNJCI, nous avons créé le prix ‘’Ebony du Numérique’’ pour justement, rappeler l’emprise que le numérique a sur le journalisme.
Pensez-vous que le journal papier va disparaître au profit du numérique ?
Le journal papier ne disparaîtra pas, parce qu’il est considéré aujourd’hui comme une institution qui, certes, est un peu dépassée, mais fait partie de la vie des citoyens. À plusieurs reprises, on a annoncé la mort du journal papier, mais force est de constater qu’il continue de faire son chemin. Il est vrai que la presse papier est durement menacée, mais il n’en demeure pas moins qu’elle a toujours son public. La presse papier demeure solidement ancrée dans nos us et mœurs. Le phénomène de la « titrologie » atteste que les populations s’y intéressent. Annoncer actuellement la mort du journal papier, c’est aller vite en besogne. Le journal papier a encore un bel avenir devant lui.
Les journalistes devraient donc se reconvertir au numérique pour éviter d’être dépassés ?
C’est une option pour le journaliste que de se convertir au numérique pour exister, mais ce n’est pas la panacée. On peut toujours rester journaliste de la presse écrite, de la radio ou de l’audiovisuel et faire aussi du numérique. Nous reconnaissons la nécessité du numérique, parce qu’on peut le faire partout avec juste un smartphone. C’est un média nouveau qui, certes, bouscule en ce moment la hiérarchie, toujours est-il qu’il serait prématuré de vouloir abandonner les médias traditionnels pour le numérique. Vous savez, tous les Ivoiriens ne sont pas détenteurs de smartphones ou d’ordinateurs. De nombreuses personnes n’ont que leurs télévisions, leurs radios pour s’informer. Aussi bien que le journal papier, le numérique participe au dynamisme et à la vitalité de notre métier. On peut donc dire que le numérique doit être forcément perçu comme une menace absolue pour tous les autres médias. Il est vrai que les sites d’information en ligne sont plus dynamiques du fait du traitement en temps réel de l’information, mais cette presse ne peut pas véritablement aller au-delà des sujets comme la presse écrite, à travers les enquêtes, les reportages et les grands dossiers.
Pensez-vous qu’en Côte d’Ivoire, les journalistes sont libres ?
Les journalistes en Côte d’Ivoire bénéficient d’une liberté assez relative. Croire en l’existence d’une liberté totale, serait faire preuve d’idéalisme, voire d’angélisme. En Côte d’Ivoire, il faut reconnaître des avancées au niveau de la liberté d’expression et de la presse. Certes, il y a des dispositions dans la loi de 2017 portant sur la presse qui peuvent paraître attentatoires à la liberté de la presse, notamment les fortes amendes infligées aux entreprises de presse qui menacent leur existence, mais le principe de la dépénalisation des délits par voie de presse, est dans l’ensemble, respecté. À preuve, ces deux dernières années, aucun journaliste n’a été menacé ou inquiété de prison. Il n’y a eu que des amendes contre des entreprises de presse pour diffamation, en général. Nous étions au tribunal ou à la brigade de recherches pour assister certains journalistes et voir comment les choses se déroulent lorsqu’ils sont épinglés. Nous disons que pour ces dernières années, il y a eu quand même des avancées. Nous restons tout de même vigilants. Aucun journaliste n’est inquiété pour ce qu’il écrit ou dit, parfois dans des propos qui frisent souvent la discourtoisie. Pour revenir à l’influence du politique sur les journalistes, nous rappelons que ce n’est pas la diversité et la pluralité des opinions qui importent, mais le professionnalisme. On peut être militant ou avoir une position partisane, toujours est-il qu’il faut rester professionnel. Lorsque les fondamentaux du journalisme sont respectés, la pluralité d’opinion ne peut pas être une menace. En France, par exemple, des journaux font la promotion des idéaux de certains partis politiques. Quand vous prenez par exemple, Le Figaro, ce sont les idéaux de la droite, le journal Libération, les idéaux de la gauche, L’Humanité, fait la promotion du communisme, etc. Le militantisme n’a jamais été incompatible au journalisme, mais tout cela doit se faire dans le respect de l’éthique et de la déontologie de la presse.
De nombreux journalistes ne sont pas payés à la convention. D’ailleurs, ces derniers mois, plusieurs d’entre eux sont licenciés abusivement. Que prévoit l’UNJCI ?
À l’UNJCI, nous avons toujours été pour une rémunération conséquente des journalistes en Côte d’Ivoire. C’est pourquoi, nous luttons pour l’application de la convention dans toutes les rédactions. Nous ne comptons pas déroger à ce combat. L’UNJCI veut incarner le prestige et l’excellence du journalisme en Côte d’Ivoire. Nous avons contribué à créer des syndicats tels que le SYNAPPCI, le SAPPCI et l’Intersyndicale, dans la corporation, pour mener le combat pour le respect des droits des journalistes. Nous avons compris qu’on ne peut, en même temps, vouloir incarner le prestige et l’excellence et aussi mener des combats syndicaux qui sont souvent durs et difficiles. Nous avons juste transféré cette partie de notre combat aux mouvements syndicaux et à l’intersyndicale. À ce niveau, ces différentes entités travaillent de concert avec l’UNJCI pour l’amélioration des conditions de vie et de travail des femmes et des hommes de média. Nous avons certes, des résultats probants, mais aussi des échecs, il faut le reconnaître. Dans la mise en œuvre de la convention collective, par exemple, il appartient à toutes les parties de s’engager pour mener et gagner ce combat. Malheureusement, nous constatons que certaines entreprises continuent de louvoyer, à cause de notre manque de solidarité. Nous demandons tout simplement, aux journalistes de dénoncer et de ne pas être complices de certaines injustices de leurs patrons. Nous leur disons que c’est ensemble que nous pouvons gagner le combat pour le respect de la mise en œuvre effective de la convention collective dans les entreprises. Par ailleurs, l’UNJCI ne peut pas empêcher une entreprise de presse de licencier un journaliste. Même le président de la République ne peut empêcher un patron de presse de licencier un journaliste. Par contre, nous restons exigeants et vigilants quant au respect des droits de ceux qui ont été licenciés.
Pourrait-on affirmer que le métier du journalisme nourrit son homme en Côte d’Ivoire ?
Le métier du journalisme nourrit son homme en Côte d’Ivoire. Il faut tout de même reconnaître que ces dernières années, le contexte reste difficile, parce que la plupart des entreprises de presse restent "sous perfusion". Cela est dû à la baisse drastique des ventes des journaux, des recettes publicitaires. Les lecteurs et les annonceurs se tournent de plus en plus vers le numérique. C’est à nous de faire preuve de créativité pour essayer de relever ces défis. Il nous appartient de comprendre qu’à l’origine, le métier du journalisme était un métier libéral. Nous devons donc nous appuyer sur les fondamentaux et nos atouts. Nous devons nous réinventer en tant que journalistes, en tant qu’entreprises de presse pour être à la hauteur du défi que nous lance le numérique. L’équation qui se pose à nous aujourd’hui, est de s’adapter ou périr.
La révision de la loi sur la presse en Côte d'Ivoire a-t-elle restreint la liberté d'expression des médias ? En d’autres termes, que pensez-vous de cette révision ?
La loi de 2004 sur la dépénalisation des délits de presse est une bonne chose. Elle a été renforcée en 2017. Elle connaît beaucoup d’avancées, à savoir la suppression de la garde-à-vue, qu’il faut saluer. Nous sommes conscients des zones d’ombre (lourdes amendes contre les entreprises de presse) autour de cette loi que d’ailleurs, nous déplorons. Nous devons faire en sorte que les notions floues soient clarifiées. On ne peut pas parler de recul, mais il faut reconnaître que beaucoup reste à faire.
Interview réalisée par Roxane Ouattara