Vous êtes en Côte d’Ivoire dans le cadre de « l’école itinérante de la paix » organisée par l’Institut de Formation Politique Amadou Coulibaly en collaboration avec la Fondation Leaders pour la Paix, destinée à la jeunesse ivoirienne. Quelle appréciation de cette initiative ?
Je crois très honnêtement que cette formation est le reflet de ce dont a besoin l’Afrique et ses élites et aussi les autres habitants de la planète. Aujourd’hui, il est plus que jamais question d’une Afrique plus active dans le monde. Il faut que l’Afrique entre dans le monde. Et ce que fait l’Institut Amadou Gon Coulibaly contribue à faire entrer l’Afrique dans le monde. Avec les questions qui ont été posées par les participants à cette formation, j’ai pu mesurer à quel point il y avait du monde derrière la porte. Il suffit d’ouvrir cette porte pour l’Afrique et je pense que le rôle de l’Institut de formation Amadou Gon Coulibaly, c’est d’ouvrir cette porte. Je suis heureux de constater que c’est dans ce sens que vont les choses. N’oubliez pas qu’à la fin de ce siècle, l’Afrique, ce sera 40% de l’humanité. Il y a donc des raisons de croire et d’espérer en l’Afrique de demain.
Les relations internationales dans le monde sont actuellement dominées par la crise russo-ukrainienne. D’aucuns parlent d’un retour à un monde bipolaire. Quel est votre avis sur la question ?
Il n’est pas du tout exact de croire que nous retournons vers un monde bipolaire. En raisonnant ainsi, nous commettons des erreurs graves qui peuvent sérieusement mettre la paix en danger. Il n’y a plus de pôles dans le monde. Les pôles ont disparu depuis la chute du mur de Berlin. Et la Russie n’est pas un pôle encore moins un bloc. Il suffit de regarder qui la soutient de manière active et vous voyez un éparpillement de cinq, six ou sept autres Etats qui appartiennent aux trois continents et qui ne correspondent en rien à un bloc tel qu’on l’entendait du temps de la guerre froide. Il y a une entreprise de conquête qui a été voulue par le président de la Fédération de Russie qui a échoué et qui ne représente en rien cette forme de confrontations qu’on a pu connaître du temps de la bipolarité et de la guerre froide. Le propre de la mondialisation, c’est qu’elle dissout de plus en plus les liens d’alliance. Effectivement, si l’Occident demeure un bloc à travers la pérennisation de l’OTAN, il n’y a plus un autre bloc en face. Donc il faut réfléchir à cette nouvelle équation et voir qu’au-delà de la dissolution des blocs, se pose un problème de sécurité globale. C’est-à-dire que ce conflit est un conflit qui gêne, qui entrave et qui menace l’ensemble de l’humanité. C’est comme ça qu’il faut regarder cette crise russo-ukrainienne et non pas comme l’affrontement de deux camps qui n’existent plus.
Sur le continent africain, il y a des populations dans certaines contrées qui ne parviennent même pas à situer l’Ukraine sur la carte du monde. Pourtant, elles subissent de plein fouet les effets pervers de cette crise. Comment pouvez-vous expliquer cela ?
C’est justement l’une des caractéristiques nouvelles de ce monde. Et c’est la raison pour laquelle, parlant du conflit russo-ukrainien, je parle généralement d’une guerre non pas mondiale, mais mondialisée. C’est-à-dire que, l’effet de ce conflit a été presqu’immédiat du jour où il s’est déclenché. On a vu effectivement que ce conflit irradiait l’ensemble de la planète parce qu’il mettait en péril les grands réseaux de ressources énergétiques et alimentaires. Donc, il menaçait la sécurité globale de notre monde. L’Afrique qui est loin du champ de bataille russo-ukrainien qui n’est en rien responsable ni de près, ni de loin de ce qui se passe actuellement dans l’Europe orientale, risque effectivement de subir les conséquences, en subit déjà les conséquences sur le plan alimentaire, énergétique et de façon plus globale, sur le plan économique. Ça c’est la caractéristique nouvelle des conflits internationaux. C’est-à-dire que, s’il n’engendre pas de guerre mondiale, il créée des effets mondialisés qui se font sentir sur l’ensemble de la planète.
« La crise russo-ukrainienne n’est pas une guerre mondiale, mais une guerre mondialisée »
Toujours sur le continent africain, l’on constate une percée de puissances telles que la Chine et la Russie, là où les puissances occidentales perdent du terrain. Certains analystes parlent d’une redistribution des cartes, 140 ans après le Congrès de Berlin. Qu’en pensez-vous ?
Je pense qu’il y a plusieurs facteurs qui se conjuguent. D’abord, il faut que l’Afrique se perçoive comme étant un partenaire d’une mondialisation qui n’existait ni, au temps colonial, ni aux temps immédiatement postes coloniaux. C’est-à-dire, dans les années qui ont suivi la grande vague de décolonisations des années 1960. A l’époque, même après la décolonisation, l’Afrique pouvait se sentir dépendante, même des points de vue et c’est ce qui a donné naissance à des malentendus qui ont pris pour nom, le ‘’néocolonialisme’’, ou le ‘’post-colonialisme’’. Ceci aujourd’hui est fini parce que l’Afrique n’est plus dans un monde de dépendance. Elle est dans un monde d’indépendance ou d’interdépendance. C’est-à-dire que, de plus en plus, l’humanité toute entière dépend de l’Afrique, de ses richesses, de son sous-sol, de certaines de ses ressources alimentaires et des grands équilibres démographiques. Il ne faut pas oublier que l’Afrique à la fin de ce siècle, ce sera 40% de l’humanité. Et donc, d’un état de dépendance, l’Afrique est maintenant dans un état d’interdépendance. Il faut qu’elle assume ce rôle d’interdépendance. Cela lui donne une marge de manœuvre, une faculté d’action de peser sur les grands équilibres internationaux et peut-être de participer au règlement d’un conflit européen ou le conflit russo-ukrainien. C’est ça la version de l’histoire. Autrefois, l’Europe réglait toute seule ses problèmes et réglait les problèmes des autres. Aujourd’hui, l’Europe ne peut même plus régler ses propres problèmes. C’est peut-être maintenant les autres qui vont régler ses problèmes, on pense à la Chine, à l’Inde et aussi à l’Afrique.
Que pensez-vous des relations de la France avec ses anciennes colonies dont certaines sont ouvertement conflictuelles ?
Il faut chasser le terme ‘’d’anciennes colonies’’. L’Afrique était peut-être colonisée, il y a plus de 60 ans ; aujourd’hui, on est dans un autre monde. Et l’Afrique, ce n’est pas une addition d’anciennes colonies. L’Afrique, c’est désormais une puissance, mais c’est aussi des problèmes, des enjeux et aussi des souffrances et c’est comme ça qu’il faut la regarder. Il faut reconnaître très humblement que du côté français, on n’a pas su avancer avec l’histoire, c’est-à-dire, qu’on n’a pas su totalement dissoudre ce lien colonial et inventer des liens nouveaux qui n’ont rien à avoir avec le passé. La France n’a pas à se définir par rapport au passé pour dire et proclamer qu’elle a une responsabilité particulière en Afrique. La France n’a pas plus de responsabilité particulière en Afrique que la Suède ou l’Australie. C’est l’invention de ce partenariat nouveau qui sera décisif. Ou on réussira et ce sera en ce moment-là, une première entrée positive dans la mondialisation, ou on échouera et on répètera les erreurs un peu comme une rengaine des erreurs du passé.
Comment expliquez-vous l’émergence d’un sentiment antifrançais qui est en train de gagner du terrain dans la plupart des ex-colonies françaises ?
Je crois que ce sentiment antifrançais est plus fort que le sentiment anti-britannique dans les anciennes colonies britanniques ou anti portugais, dans les anciennes colonies de possession lusophones parce que la France n’a pas su rompre avec ce passé et reste obsédée par ce passé. Il faut dire que la gestion de ces quelque soixante années qui ont suivi la décolonisation a été une gestion qui ressemble beaucoup plus à un échec qu’à un accomplissement. La France, depuis les indépendances, est intervenue, je crois 54 fois militairement sur le continent africain. Ce n’est pas normal. La France continue à parler avec ceux que vous appelez les ‘’anciennes colonies’’, comme si elles étaient encore un peu des colonies. Il faut rompre avec tout ça, sinon on génère ce sentiment antifrançais que certains esprits malveillants viennent capitaliser à leur profit. Quand paradoxalement, M. Poutine, qui est en train d’envahir son voisin, se présente comme la victime de l’hégémonie occidentale, hélas, ce genre de phrase parle à certains africains déçus par l’attitude française et qui cherchent autre chose. Il faut casser ce cercle vicieux. Ça veut dire, inventer un partenariat entièrement nouveau, libéré de toutes ces histoires de responsabilités particulières de la France, d’africanité de la France ou et la francité de l’Afrique etc. Tout ceci ne veut rien dire. On est aujourd’hui dans la mondialisation, c’est-à-dire, dans l’interdépendance tout simplement.
« La France n’a pas su avancer avec l’histoire en Afrique »
La Côte d’Ivoire est entourée par trois pays, le Mali, Burkina Faso et la République de Guinée où se développe un fort sentiment antifrançais. Pensez-vous que ce sentiment peut gagner la Côte d’Ivoire quand on se réfère à l’effet contagion des printemps arabes ?
Ça, c’est aux Ivoiriens d’en décider. Mon rôle est d’étudier l’évolution des opinions publiques, notamment, l’opinion publique ivoirienne. Je n’ai rien perçu de tel comparable à ce qui se perçoit en Centrafrique, au Mali, au Burkina Faso où ailleurs. Mais, j’ai senti pendant ces 48 heures de présence en Côte d’Ivoire, des interrogations sur le positionnement de la France et je crois que ces interrogations sont des avertissements. Le premier stade du malentendu critique, c’est justement des interrogations auxquelles des réponses ne sont pas apportées. Je crois qu’il faut entendre ces questions, que certains de nos amis Ivoiriens se posent et il faut y répondre. On est à ce stade, je dirai qui peut être un stade d’incubation d’une distanciation, voire d’une hostilité à l’égard de la France. Il est grand temps dans un pays comme la Côte d’Ivoire d’y remédier et de passer à côté de l’orage.
Il y a de cela six mois, la Côte d’Ivoire a vécu une grave crise diplomatique avec son voisin malien. Heureusement, cette crise est aujourd’hui derrière nous. Quelle analyse en faites-vous et quelle leçon en tirer ?
Si vous regardez l’histoire du continent africain depuis les grandes vagues d’indépendances, les crises les plus violentes ne sont pas les crises inter-étatiques. Il y a très peu de crises inter-étatiques sur le continent africain qui ont abouti à des guerres. Il y a eu un moment une guerre très courte entre le Mali et le Burkina Faso, il y a eu des tensions très fortes entre la Somalie et le Kenya. Il y a encore une tension entre l’Algérie et le Maroc, mais il n’y a pas vraiment de tradition de violence inter-étatique. Je pense que tout ceci est surmontable et est dû davantage à des échos venant d’une politique intérieure inaccomplie et d’une véritable compétition agressive entre Etats. Donc, il ne faudrait pas que des prétextes de politique intérieure donnent naissance à des conflits qui n’appartiennent pas à l’histoire africaine. L’histoire européenne est faite hélas, d’une succession de conflits et de compétitions entre Etats. Ce n’est pas le propre de l’histoire africaine. Je pense qu’il y a de bonnes chances de surmonter ces conflits. Je ne voudrais pas que cela soit pris en otage par des considérations de politique intérieure.
Quelle place voyez-vous pour l’Afrique dans ce nouveau monde multilatéral où les positions sont très dynamiques ?
Il faut que l’Afrique occupe effectivement une place. Ce qui me désole, c’est que l’Afrique ne cherche pas à occuper cette place et que nombreux sont ceux qui l’ont dissuadée dans ses espoirs d’occuper une place. Lorsque la décolonisation a eu lieu, les institutions multilatérales onusiennes n’ont presque pas été transformées. Dans la Charte des Nations Unies, on ne connaissait ni les problèmes d’environnement, de sécurité globale ni de développement qui sont au centre des problèmes de l’Afrique aujourd’hui. Il reste un décalage entre le multilatéralisme et l’Afrique, même si la personnalité de Kofi Annan a permis de réduire ce décalage. Mais il faut travailler à créer un multilatéralisme accompli. Le multilatéralisme d’aujourd’hui, n’est pas un multilatéralisme accompli. C’est celui contrôlé par les membres permanents du Conseil de sécurité, c’est celui qui est entre les mains du mini-latéralisme, c’est-à-dire, les pays du G7. C’est celui qui revient au gouvernement d’une oligarchie davantage qu’un gouvernement de l’ensemble des Etats de la planète. Ce sont là des réformes immédiates à opérer, sinon, le multilatéralisme n’accomplira pas ses fonctions. Il faut que l’Afrique soit proactive, qu’elle prenne des initiatives, qu’elle exprime des attentes et des demandes pour faire un saut qualitatif afin de parachever la construction du multilatéralisme.
Interview réalisée par Kra Bernard