Vendredi 11 août 2023, il est exactement 08 h 25 mn lorsque le taxi communal que nous avons emprunté s'immobilise devant le Centre de gestion intégrée (CGI) situé à Angré, dans la commune de Cocody. Nous décidons de mettre pied à terre pour comprendre ce qui s’y passe.
On se croirait aux abords d’un marché. Massés sous deux grandes bâches, les usagers venus se faire établir divers documents, notamment le permis de conduire, la mutation de la carte grise, la carte de transport et la carte de transporteur, font mine grise dans une longue file d’attente. Plusieurs autres sont présents pour le paiement d’amendes.
Le rang est interminable et rien ne semble bouger. La Police spéciale de la sécurité routière (PSSR), chargée de maintenir l’ordre, veille au grain. Certains usagers qui vont et viennent, font fi du dispositif ; faisant semblant de tenir compagnie à un proche, ils finissent par s'introduire subtilement dans la file d’attente.
À proximité, sur le trottoir, les usagers sont indisposés par l’odeur nauséabonde des eaux usées provenant d’un des égouts de la cité avoisinante. Cette odeur pestilentielle ne semble pourtant pas les dissuader. Personne ne veut abandonner sa place. La galanterie a même foutu le camp. Tous sont soumis aux mêmes contraintes, à la même odeur infecte. Nombreux sont ceux qui n’ont pas de cache-nez pour atténuer cette puanteur qui encombre les narines. Certains par contre, semblent ne pas s’en soucier.
Après plus de 4 heures d’attente, le rang semble tourner au ralenti. Des grommèlements se font de plus en plus persistants. « Je viens de loin, derrière Abobo. Depuis 05h du matin, je suis là (…) Le rang ne bouge pas et les choses semblent traîner. J’ai l’impression que les choses sont faites pour que rien ne bouge. Ce n’est pas normal. On ne peut pas passer 5 heures dans la file d’attente (…) Je travaille comme ouvrier dans un supermarché. Les soirs, après le supermarché, je deviens chauffeur de taxi (VTC). Il faut donc faire vite pour quitter ici », pestent des usagers.
Le ton monte. Les nerfs sont à fleur de peau. La grogne se généralise. Les agents du PSSR essaient de faire baisser la tension. En vain. Les flics, un homme et une dame, ont du mal à calmer les esprits et ramener à la raison ces usagers excédés par la lenteur du système. « C'est ceux-là qui ralentissent le rang. Ce n'est pas normal que ce genre de choses se passent. À longueur de journée, on crie sur tous les toits que les permis de conduire et autres documents sont faciles à établir. C’est faux ! Il faut qu'on se dise la vérité », s'insurge Issoufou Sylla, 32 ans résidant à Anyama.
Des usagers « vendent » leurs places
N’en pouvant plus d’attendre, nombre d’usagers finissent par céder leur place au plus offrant, monnayant quelques billets de banque. « Je vends ma place. Que celui qui est intéressé me fasse signe », lance un jeune homme sur le point d’accéder à l’intérieur du centre. Une proposition vite saisie au bond par une jeune dame. Le deal est aussitôt conclue. La place est cédée pour 4000 F CFA. Le jeune homme se lève et la femme prend place. À peine est-elle installée que la dame est invitée avec d’autres impétrants à regagner l’intérieur de la salle des opérations du CGI.
Ce vendredi, l’heure de la pause habituelle, comprise entre 12h30 et 13 H 30 mn, n’est finalement pas respectée. Elle est décalée de 13 H 30 à 14 H 30 mn. Malgré la pause, les visiteurs ne cessent d'affluer. De peur de perdre leurs places, certains se contentent d’acheter de quoi grignoter avec des vendeuses postées à proximité du centre. Pour ne pas s’attirer la colère des responsables des lieux, les vendeuses se font discrètes, tout comme le boutiquier du coin et le monsieur chez qui les usagers font des photocopies dans les environs.
Une reprise mouvementée
À la reprise à 16h, un agent du CGI, tout de noir vêtu, se présente aux usagers. Il leur demande de regagner leurs domiciles, car leurs demandes ne seront pas toutes satisfaites dans le temps qui leur est imparti. Cette information soulève à nouveau, le courroux de la foule qui attendait son tour. Furieux, certains des usagers veulent en découdre avec le personnel qu’ils soupçonnent d’avoir privilégié des réseaux parallèles au détriment de ceux qui ont poireauté des heures sous des bâches.
« Nous nous sommes donné de la peine pour être là très tôt ce matin. Ce qui se passe n’est pas normal. Des gens viennent et rentrent, tandis que nous autres, sommes assis à attendre depuis des heures. Et puis, on vient bonnement nous dire de rentrer chez nous. Pendant l’heure de la pause, on a vu des gens rentrer sans respecter le protocole établi ! », fulmine une dame, la soixantaine révolue. Furieuse, elle explique qu’elle a obtenu une permission exceptionnelle après plusieurs tentatives. « J’ai perdu une journée pour rien », s’emporte-t-elle.
En dépit de la grogne générale, l’agent du CGI, sûrement l’un des responsables de l’Agence d'Angré, persiste : « Rentrez chez vous. Depuis ce matin, nous n’avons pu prendre que 340 personnes ».
Une aubaine pour les « facilitateurs »
Autour du centre, on trouve des jeunes qui se présentent comme des « facilitateurs ». Moyennant un paiement d’argent et avec la complicité d’un agent en interne, ces « facilitateurs » approchent les usagers qui ne veulent pas faire le rang ou n’ont pas le temps de le faire, en vue de leur faciliter les démarches administratives. Ces « facilitateurs » profitent des occasions qui leur sont offertes ou usent de divers stratagèmes pour accéder à l’intérieur du CGI. « J’étais là hier, on m’a demandé de passer aujourd’hui (…) J’ai rendez-vous avec un tel ou une telle (…) C’est M. X qui m’a appelé ». Ce sont autant d’astuces qu’utilisent les « facilitateurs » pour avoir accès aux bureaux.
Un seul « facilitateur » peut avoir sous les bras, plusieurs dossiers. Imperturbables, ces jeunes n’ont cure du tort qu’ils causent aux autres usagers. Ils sont d’ailleurs accusés par bon nombre de personnes dans la file d’attente, d’être à la base de leur malheur. Des accusations qu’ils réfutent en bloc. « Mon vieux, ici, chacun est venu chercher son argent. C’est le business. Comment pouvons-nous influencer une organisation avec les corps habillés qui sont là ? Avant, c’était facile. Mais ce n’est plus le cas. Des gens nous remettent leurs documents qu’on dépose. Quand leurs tours arrivent, on les appelle. C’est tout », se dédouane M.N, 25 ans, qui dit vivre essentiellement de cette activité.
Arrivé à 11h, ce vendredi, un couple d’origine asiatique, échange avec un des « facilitateurs » avant de foncer directement vers la porte d’entrée. Le couple s'entretient quelques instants avec le portier, puis est introduit à l’intérieur du centre. Ce n’est pas passé inaperçu. La grogne des autres usagers reprend de plus belle. Des éclats de voix montent et contraignent les responsables des lieux à autoriser encore une quinzaine de personnes à accéder à la grande salle.
Il est 16 h 46 mn, lorsque les travailleurs désertent les lieux, abandonnant à leur sort, les usagers qui n’ont pu avoir accès à l’intérieur du centre. Cette fois, les responsables les somment de quitter les lieux. Rendez-vous leur est donné pour le lundi matin. Cependant, une liste est dressée pour faire respecter l'ordre, ce jour-là. Ce sont des hommes et femmes abattus pour n’avoir pas eu satisfaction, qui quittent les lieux. Une journée entière perdue !
Le lundi 14 août 2023, debout depuis 5h du matin, nous voici à nouveau en route pour le centre de Cocody, Angré. Il est 6 h 15 mn, lorsque le taxi que nous avons emprunté, nous dépose devant des locaux encore fermés. À cette heure de la journée, la mobilisation est déjà forte. Les deux bâches dressées pour accueillir les candidats, sont pleines de monde. L’ouverture est pourtant prévue pour 7 h 45 mn et la fermeture à 16 h 45 mn.
Venance Kokora