Le 07 octobre 2023, vous allez célébrer à la salle François Lougah du Palais de la Culture Bernard B. Dadié d’Abidjan-Treichville (l’interview a été réalisée quelques jours avant son concert), vos 30 ans de carrière. Que représente pour vous, une telle célébration ?
Je place cette célébration sous le signe de la gratitude et de la reconnaissance, parce que je suis finalement l’un des rares représentants en activité de la génération dont je suis issu. C’est donc tout naturellement, l’occasion rêvée pour me retrouver avec mes fans, ma famille artistique, pour commémorer ensemble cette date. Cela bien évidemment parce que 30 ans, c’est un sacré parcours quand on connaît les difficultés qui émaillent notre profession.
30 ans de carrière également pourraient être assimilés à l’âge de la retraite. Kajeem pense-t-il un jour à prendre sa retraite ou préfère plutôt finir artiste ?
Je ne suis pas de ceux qui pensent qu’ils vont vieillir ou mourir sur scène. Non ! On ne me verra pas avec une canne sur scène, parce que je suis de ceux qui pensent qu’il y a un temps pour la scène et puis à un moment donné, il faut en sortir. Je pense rester dans l’encadrement et le management des plus jeunes.
De façon concrète, depuis 30 ans, qu’est-ce que Kajeem a véritablement apporté dans son milieu pour prétendre se mettre dans quelques années au service des plus jeunes, surtout que depuis tout ce temps, vous n’avez créé aucun événement d’envergure ?
C’est bien qu’on aborde ce sujet parce que je ne suis pas en compétition dans ce milieu, je suis en mission. Je suis l’un des rares artistes engagés dans les œuvres humanitaires. Je vous mets au défi de trouver au niveau national et africain, des noms de tous ceux qui sont plus engagés dans les œuvres humanitaires que moi. Peut-être que d’autres ont décidé de créer des événements, c’est leur dada. Je ne suis en compétition avec personne et ce n’est pas parce que quelqu’un a créé un événement que je dois forcément le faire également. Moi, je me consacre à d’autres choses. En Côte d’Ivoire, je suis le seul artiste qui est engagé dans les prisons et qui fait des événements dans les prisons. Depuis 1999, je suis engagé auprès du Comité international de la Croix rouge pour faire des diffusions du droit international humanitaire par le biais de la chanson. Je suis également ambassadeur d’Amnesty International, ambassadeur de la Page Blanche. Parallèlement, il faut que les gens sachent que mon éducation ne me permet pas de vanter ou d’étaler tout ce que je fais. Je suis de ceux qui pensent que quand on a mangé des fruits, il faut planter des arbres pour que d’autres en mangent, sans forcément venir s’asseoir sous cet arbre et crier partout que c’est grâce à soi qu’on profite desdits fruits.
N’est-ce pas aussi prétentieux de se targuer d’être le seul artiste engagé dans les œuvres humanitaires ?
Non, du tout ! C’est parce qu’apparemment, vous ne le savez pas que je vous le dis. Sinon, en 30 ans, est-ce que vous m’avez une fois entendu me vanter d’avoir fait ça ou ci ? Comme vous êtes dans la comparaison, c’est la raison pour laquelle je vous mets au défi de trouver quelqu’un qui a fait autant de choses dans l’action humanitaire que moi en Côte d’Ivoire.
Qu’est-ce que cette carrière de 30 ans vous a apporté véritablement sur le plan financier et moral ?
Quand on exerce un métier, l’objectif premier est d’en vivre. À partir du moment où on vit de ce métier, tant mieux ! Je suis musicien de profession. Je ne sais pas si vous avez appris autre chose que ça, mais je puis vous rassurer que je vis de ce métier qui me permet de scolariser mes enfants et de subvenir à mes besoins. C’est le plus important pour moi.
Avez-vous pu acquérir au moins un bien immobilier pendant ces 30 ans de carrière ?
Ceux qui me connaissent, savent ma réalité. Soyez rassuré, je vis de mon métier. Vous me jugerez sûrement après d’être un vantard ou encore quelqu’un de prétentieux. Mais dans ce monde, rares sont ceux qui exercent le métier dont ils rêvaient. Dans mon cas, je rêvais d’être musicien et j’ai réussi à l’être et j’en vis. C’est une grâce de faire ce qui te plaît. D’ailleurs, vous ne m’avez jamais vu nécessiteux ou comme quelqu’un qui n’arrive pas à se soigner lorsqu’il tombe malade. Je suis quelqu’un de très organisé, je prévois longtemps à l’avance. À tous ces jeunes qui viennent à la musique, je leur dis souvent que s’ils viennent dans ce milieu dans le but de gagner de l’argent, ils auront le temps de se décourager avant de commencer à en gagner.
N’avez-vous de regret de n’avoir pas eu ce si grand rayonnement dans ce métier dont vous aviez toujours rêvé de pratiquer ?
Presque tous ceux qui ont commencé la musique avec moi, ont tous arrêté ou sont morts. Moi, je suis vivant avec des fans, des tournées à l’extérieur. Avec ça, comment je peux avoir des regrets ? C’est quand on n’apprend pas à apprécier le peu qu’on a, qu’on se condamne à être malheureux. Il faut que les gens apprennent à apprécier ce qu’ils ont. Lorsque je passe dans la rue dans ma voiture, je vois des personnes âgées descendre leurs vitres me saluer, alors qu’il y a des personnes qui chantent depuis 20 à 40 ans qui n’ont personne qui les aime. J’ai la chance d’avoir cela. Franchement, quand on a commencé sa carrière en étant appelé « Petit Kajeem » et que 30 ans plus tard, ces mêmes personnes t’appellent « Vieux père Kajeem », il faut apprécier un tel cheminement.
C’est à croire que vous n’avez pas eu de regret, ni de soucis tout le long de votre cheminement et que tout était rose…
Je ne parlerai pas de regret, mais plutôt des moments difficiles. J’ai terminé mes études à l’université. Mes parents et mes enseignants avaient des ambitions pour moi. Chacun de mes professeurs voulait que je me spécialise dans son domaine ponctué par un doctorat, parce qu’ils voyaient tous en moi, quelqu’un de brillant. Quand tu dis à des gens qui nourrissaient de si grandes ambitions pour toi que tu préfères la musique, vous pouvez deviner leurs déceptions. Aujourd’hui, notre monde vit un certain nombre de difficultés, parce que les gens pratiquent des métiers qu’ils n’aiment pas.
Dans le cadre de cette célébration de vos 30 ans de carrière, bénéficiez-vous du soutien de la grande famille des artistes reggae ?
Je bénéficie du soutien des miens. Ça aussi c’est une utopie qu’il faut enlever de la tête des gens. Ce n’est pas parce que je suis chanteur de reggae que tous les chanteurs de reggae sont forcément mes amis. Vous-même qui êtes journaliste, est-ce que tous les journalistes sont vos amis ? C’est quand nos proches ne sont pas là lorsqu’on a un événement que cela devient un problème. Sinon, je bénéficie toujours du soutien de ceux qui sont proches de moi, notamment Naftaly, Nash, Spyrow et tous ceux avec qui je travaille. Ismaël Isaac, le Vieux Alpha Blondy, me soutiennent.
Après des moments de gloire du reggae ivoirien avec des acteurs comme Alpha Blondy, Tiken Jah, Ismaël Isaac, Jim Kamson, Serges Kassy…, ce genre musical n’arrive plus à donner de la voix ces dernières décennies. Selon vous, qu’est-ce qui pourrait expliquer cette situation ?
Le reggae ivoirien donne de la voix. Le seul problème, c’est que le reggae ivoirien n’est pas relayé comme il le faut. Ne perdez pas de vue le fait qu’on parle souvent d’Alpha Blondy parce qu’il a été le chouchou du président de la République de l’époque, le président Félix Houphouët-Boigny. C’était la période où il y avait de grands concerts dans des stades. Aujourd’hui, il y a une certaine défiance vis-à-vis du reggae. On a l’impression que des gens ont clairement décidé de nous bannir au profit d’autres genres musicaux. Le reggae est une musique qui dénonce et qui ne fait pas forcément plaisir à tous ceux qui sont dans l’exercice du pouvoir. Beaucoup de gens qui ont fait campagne avec le reggae quand ils étaient dans l’opposition, une fois au pouvoir, ils n’aiment plus le reggae. C’est une réalité.
Seriez-vous en train de citer Tiken Jah avec le pouvoir Ouattara ?
Non, je ne prends pas l’exemple de Tiken Jah. Je parle plutôt des hommes politiques et les artistes. Tous les partis de l’opposition, sans exception. Cela donne l’impression que le reggae est la musique des opposants. Du coup, on ne verra pas la diffusion du reggae dans les canaux officiels. Même pour des cérémonies officielles dites festives, vous ne verrez pas les chanteurs de reggae, parce qu’ils sont vus comme des personnes qui viendraient gâcher la fête. C’est une ambiance qui est générale, car ne se faisant pas seulement dans notre pays ou en Afrique. Vous verrez que dans pas mal de pays, le reggae est cantonné dans ses bases, ses événements et c’est ce qui pourrait donner l’impression qu’on n’entend pas les chanteurs de reggae, sinon les productions continuent de se faire.
Musique de combat, d’engagement et d’éveil de conscience, le reggae ivoirien semble avoir abandonné cette mission. Qu’est-ce qui pourrait l’expliquer selon vous ?
En tout cas, moi, j’ai toujours pris position depuis le début de ma carrière. Il faut éviter cette forme de stigmatisation, parce qu’on ne vit pas tous les mêmes réalités, encore moins la même résistance face à l’oppression ou la même façon de voir les choses. Il ne faut pas aussi occulter le fait que les moyens se sont raréfiés en termes de production et puis les deux années de COVID-19 ont mis en mal, le peu de productions artistiques et discographiques. La COVID a plongé 80 à 90% des productions dans un coma profond. D’ailleurs, un peu partout, les pouvoirs publics ont apporté de l’assistance aux créateurs, ce qui était quasi-inexistant chez nous.
C’est donc ce qui pourrait expliquer cette impression qu’on a de Kajeem d’être un artiste qui a peur d’assumer son engagement ? Surtout lorsque votre chanson ‘’Tu tournes film’’ a commencé à tourner sur les réseaux sociaux avec les commentaires qui ont suivi, on a vraiment senti en vous, cette peur et cette crainte d’assumer vos propos dans cette chanson…
(Il s’énerve). Quand des journalistes comme vous refusent d’assumer leurs pensées, pourquoi voulez-vous les faire assumer par des chanteurs ? J’ai fait une chanson qui est en français, libre à chacun de l’interpréter comme il veut. On a sorti un album qui, pendant près d’un mois, était tranquille, mais c’est quand un bloggeur explique sa compréhension de la chanson ‘’Tu tournes film’’ que tout va dégringoler. Pourtant, lorsque j’étais en studio, ce bloggeur n’était pas avec moi et donc, il ne peut pas se prévaloir de savoir que je m’attaque à un camp donné. Il y a des chansons que des gens n’aimaient pas en 2010, que ces derniers aiment aujourd’hui en 2023. Cela, parce que nos chansons sont impersonnelles et ne sont dirigées contre personne, car elles parlent de nos réalités. Mes chansons sont plutôt dirigées contre un système et tant que ce système sera toujours là, ces chansons-là seront toujours valables. Sinon, il n’y a jamais eu de reculade et il n’y en aura jamais. En 2010, quand j’ai sorti ‘’Ghetto-reporter’’, j’ai eu des menaces de mort parce qu’on disait que l’album était contre le président Laurent Gbagbo, mais ceux qui le disaient aiment cette chanson aujourd’hui. En 2010, on parlait de la flambée des prix, mais en 2023, les prix continuent de flamber. Ne cherchez donc pas à circonscrire les créations des créateurs, car nous sortons des chansons qu’on doit pouvoir écouter dans 20, voire 40 ans.
Kajeem, 54 ans et toujours aussi bien conservé. Quel secret ?
Il n’y a aucun secret. Il faut essayer de se ménager et ne pas se prendre pour Superman. Lorsqu’on est fatigué, il faut dormir et surtout ne pas mettre tout et n’importe quoi dans son corps.
Votre consommation de l’herbe y est pour quelque chose ?
Je n’ai jamais fumé de l’herbe, encore moins la cigarette et ceux qui me connaissent, le savent.
Le phénomène ‘’Khadafi’’, quel est votre opinion ?
Je viens de me rendre compte des fléaux que cela provoque, mais il n’y a pas que ‘’Khadafi’’. Il y a aussi ces drogues faites à base de sirop contre la toux que les enfants boivent dans les écoles. C’est un vrai problème de santé publique et nos autorités devraient s’en saisir et qu’un vrai travail soit fait tant au niveau de la sensibilisation qu’au niveau de l’opérationnel. Il faut aussi une implication des parents, parce que les éducateurs et les pouvoirs publics seuls ne peuvent pas endiguer ce phénomène.
Philip Kla