De son vrai nom Guy Ange Emmanuel, Suspect 95 est « le » jeune rappeur ivoirien qui monte. À 25 ans, il connaît un succès fulgurant. Auto- didacte, il écrit ses premiers textes lorsqu’il est élève au Collège moderne de Cocody. Les battles de rap dans la cour de récré deviennent l’une de ses passions et il se découvre un réel talent. Il est alors repéré par Triomphe Production, et sort une première chanson avec l’artiste phare du moment, Bebi Philip. Après la parution de son premier single, « Esseu C forcé », la carrière de l’enfant de Cocody décolle et les succès s’enchaînent. Suspect 95 est au cœur du mouvement du « rap ivoire » et émaille ses textes de nouchi. Il est très proche de son public, avec lequel il échange assi- dûment sur les réseaux sociaux. Après avoir fait son premier Palais de la culture cette année, il tra- vaille actuellement sur son album. On a rencontré la star au look vintage et à la coupe un peu old school à Abidjan. Il se confie à Afrique Magazine et ne mâche pas ses mots.
AM : D’où vient votre passion pour la musique ?
Suspect 95 : Quand j’étais enfant, ma grande sœur vivait en Angleterre et nous envoyait les cassettes des titres qui cartonnaient le plus en Europe et aux États-Unis. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à aimer la musique, notamment grâce à deux titres de Tupac : « California Love » et « Changes ». Mais je n’étais pas encore vraiment branché musique. À l’époque, les murs de ma chambre étaient recouverts de posters de Ronaldinho que je découpais dans les magazines. Je voulais jouer au foot, mais j’étais nul... Mon goût pour la musique est vraiment arrivé quand j’étais en classes de 4e et 3e au Collège moderne de Cocody. À l’époque, mes gars et moi, on était un peu les ringards de l’école, car on était intelligents et donc pas « populaires » ! Par contre, il y avait une bande de nuls très populaires, car ils faisaient du rap. Toutes les filles les aimaient. Un jour, un de mes amis a décidé de leur lancer un clash de rap, pour les défier et tenter ainsi de devenir populaire... Malheureusement, ça s’est mal passé et il s’est fait humilier ! Du coup, j’ai pris la relève et écrit mes premiers textes de rap pour sauver notre honneur. Ça a été difficile au début mais, peu à peu, à force d’obstination, j’ai réussi à devenir le meilleur !
D’où vient votre nom de scène, Suspect 95 ?
Plus jeune, j’étais un amateur de jeux vidéo. Mon préféré, c’était Death Jam: Fight for New York, où mon personnage s’appelait Suspect. À l’époque, on allait en bande à la salle de jeu du quartier et je battais tout le monde. « Suspect » était devenu mon surnom, et j’ai décidé de l’adopter comme nom de rappeur. Puis, un grand frère m’a conseillé d’ajouter une date, pour faire plus cool. D’où « 95 », mon année de naissance.
Comment avez-vous été découvert ?
À l’époque, j’écoutais beaucoup de rap américain, comme DJ Khaled, T-Pain, Ace Hood, et le rappeur ghanéen Sarkodie, que j’aimais beau- coup. On commence toujours par faire du rap underground en Côte d’Ivoire et c’est souvent dans les lycées qu’on est repérés. Chacun d’entre eux avait son groupe de rappeurs. On enregistrait des maquettes à 5 000 francs CFA en studio, et on se les partageait. Tout le monde se connaissait dans le milieu. Nous, notre milieu underground, c’était vraiment des rounds de freestyle. Tous les rappeurs venaient dans mon lycée, c’est pour ça qu’on se connaît tous, et je suis vite devenu le plus populaire. Jusqu’au jour où Triomphe Production s’est rapproché de moi pour me proposer un essai, qui est devenu mon premier titre avec Bebi Philip : « Demain t’appartient », en 2012.
Pourquoi avez-vous décidé d’arrêter un moment le rap ?
Après la parution de mon premier titre avec Bebi Philip, ma mère m’a dit : « Si tu veux faire de la musique ta carrière, il faut que tu obtiennes au minimum le bac. » J’ai donc fait une pause pour me concentrer sur mes études, mais la passion pour la musique était toujours présente. Lorsque j’ai eu mon bac, j’ai continué la musique en parallèle de mes études supérieures. J’étais inscrit en comptabilité, plus par défaut que par passion. C’est là que nous avons refait une chanson avec Bebi Philip, « Au nom de quel amour », qui a été très appréciée du public ivoirien. Puis j’ai enregistré mon premier single solo, « Esseu C forcé ? », et c’est à ce moment-là que j’ai arrêté les études, car ça devenait trop compliqué de gérer les cours et ma carrière musicale en même temps. Juste après, en 2016, j’ai sorti la chanson qui m’a véritablement révélé, « Enfant de boss c’est boss », produite par Stelair. Ce fut un succès auquel je ne m’attendais pas, parce que je l’avais fait en mode freestyle. Le titre de cette chanson a même été repris comme expression sur les réseaux sociaux.
Vous écrivez vos chansons dans le style très particulier du rap ivoire. Est-ce pour vous rapprocher de vos fans ? Quelles sont vos inspirations lorsque vous écrivez vos textes ?
« Enfant de boss c’est boss », c’était ce qu’on appelle de l’ego trip, qui est l’essence même du rap : on rappe pour se vanter et dire qu’on est le numéro 1. Mais au-delà de ce titre, on a toujours été dans la dynamique « d’ivoiriser » notre musique, en ajoutant des sonorités locales et africaines. De plus, on a décidé de mettre en avant dans nos textes notre accent et le nouchi, l’argot de la jeunesse ivoirienne. C’est ce cocktail qui fait le succès de nos morceaux. Avant, nos rappeurs copiaient beaucoup ce que les Français faisaient. Le résultat avait zéro personnalité, aucune identité. Aujourd’hui, on écrit nos textes de manière authentique, à la sauce ivoirienne. En empruntant cette direction, je pense qu’on a trouvé la bonne formule. En général, je m’inspire beaucoup du quotidien : dès que je vois quelque chose qui me touche ou me parle, j’écris. Tout cela me rapproche davantage de mes fans. On touche toutes les tranches d’âges et tous les milieux sociaux – d’abord chez nous, mais aussi ailleurs, car la Côte d’Ivoire influence beaucoup de pays de la sous-région.
En 2017, vous sortez la chanson « Contrat », dans laquelle vous dites : « Tu crois que c’est de la marchandise ou quoi ? Ou bien on t’a dit qu’elle ne mange pas chez elle, à la maison ? » Quel message vouliez-vous faire passer ?
Dans cette chanson, je dénonce les partisans du moindre effort, l’assistanat. J’ai été éduqué par ma mère, et je l’ai vue bosser dur pour pouvoir nous offrir ce dont on avait besoin. Ça m’a marqué. Ce morceau s’adresse aux hommes qui pensent qu’inviter une fille à prendre un verre implique qu’elle doit se donner à eux. Mais il s’adresse aussi aux femmes qui multiplient les conquêtes uniquement pour l’appât du gain, car j’estime que ce n’est pas aux hommes d’étancher leur soif de luxe ! Voilà le double message de cette chanson.
Votre carrière a pris un nouveau tournant en 2018 avec la chanson « Promesse ». Quelle est son histoire ?
Après « Enfant de boss c’est boss », les hits se sont enchaînés. Dont notamment « Promesse », qui m’a donné une certaine renommée, car c’est un morceau assez smooth, différent des précédents. Ce titre était un essai de chanson vraiment chantée. Il a connu un beau succès et a donné un autre boost à ma carrière. Je voulais montrer aux gens que je savais faire autre chose que rapper, que j’étais un artiste pluridimensionnel.
Vous écrivez vous-même vos textes. Quel est votre processus créatif ?
Je suis le chemin inverse des autres rappeurs. Lorsque j’ai un texte, j’appelle mon beatmaker et il l’habille avec une ins- trumentale, alors que les autres rappeurs écrivent leurs textes en fonction des beats qu’on leur propose. Je m’inspire de mon environnement pour écrire. Un thème en particulier peut me toucher, et je décide d’en faire une chanson. Je procède comme pour une dissertation : je rassemble mes idées et mes punchlines, et je suis une ligne conductrice. Je crée un tempo dans ma tête pour pouvoir rapper et je me mets à composer. Ensuite, je fais intervenir la musicalité pour trouver le flow, la mélodie idéale pour mon texte. Puis j’envoie le tout au beatmaker, qui me donne sa direction musicale. C’est un travail d’équipe.
Pouvez-vous nous en dire plus sur le « Syndicat » que vous avez créé ? Comment est-il né et quelles sont ses valeurs ?
Le Syndicat est une mouvance que nous avons lancée contre cet esprit de facilité que l’on constate chez les femmes, qui pensent qu’on leur doit tout, juste parce qu’elles sont des femmes. Le 6 février 2020, j’ai dévoilé mon single « Enfant des gens », qui est une réponse à « Donne-lui l’argent » de DJ Léo. Dans le refrain, il dit : « Tu sors avec enfant des gens, donne-lui l’argent. » C’est comme s’il incitait les hommes à payer et entretenir les femmes, juste parce qu’ils sortent avec. Moi, je contestais cette mentalité, et j’ai saisi l’occasion pour lui répondre et exprimer mon point de vue. Dans ma chanson, je dis que l’argent n’est pas facile à gagner, et que les femmes peuvent aussi travailler pour en obtenir et acheter elles-mêmes ce qu’elles désirent. Ce morceau a fait polémique dans toute l’Afrique de l’Ouest, notamment sur les réseaux sociaux. Et cela a donné naissance au mouvement du Syndicat, qui est contre cette idée que les femmes doivent se faire entretenir. En vérité, je ne suis pas contre les femmes, bien au contraire. Le Syndicat, c’est le plus féministe des mouvements. Nous prônons leur éducation, leur insertion dans le monde du travail et leur réussite.
Vous êtes également le premier artiste ivoirien à avoir signé un contrat chez Def Jam Recordings. Qu’est-ce que ça a changé pour vous ?
Def Jam est un label de rap américain qui appartient à Uni- versal Music. J’ai signé avec cette maison de disques en 2020 et je suis devenu l’une de leurs trois nouvelles recrues d’Afrique francophone. À la suite de cela, j’ai dévoilé mon nouveau hit, « Mercon », où je suis toujours dans l’ego trip.
En février dernier, vous avez vécu un événement tragique : la mort de votre épouse. Votre chanson « Dis lui » est-elle un hommage ?
J’ai écrit « Dis lui » à la suite de son décès. Je voulais partager ce que j’avais appris de cette expérience douloureuse à travers une chanson. « Dis-lui tes sentiments avant qu’il ne soit trop tard, parce qu’on ne sait jamais. » Je pense que je n’ai pas eu le temps de dire tout ce que je voulais à ma femme, et son décès m’a tellement surpris que j’ai écrit ces mots pour dire aux autres qu’il faut savoir dire à ses proches tout ce que l’on ressent. Ça rend la vie plus agréable de dévoiler ses sentiments.
Votre dernière chanson, « C’est dans télé », connaît un beau succès. Pourtant, elle dépeint une jeunesse très matérialiste. Quel regard portez-vous sur votre génération ?
Dans cette chanson en particulier, je m’adresse aux jeunes femmes, qui rêvent souvent d’un homme idéal, avec des critères très élevés, alors que si elles regardaient mieux et baissaient leurs prétentions, elles verraient sûrement qu’elles sont entourées d’hommes capables de très bien s’occuper d’elles. Nos jeunes sœurs d’aujourd’hui veulent des plats qui sont déjà cuits et un homme riche. Alors que toute la beauté d’une union réside dans l’entraide, celle qui va permettre de construire ensemble ce que vous posséderez demain. J’essaie de leur faire comprendre que leurs espérances devraient être revues à la baisse, et qu’elles devraient donner aux hommes la chance de leur prouver qu’ils sont à la hauteur.
Vous dénoncez les travers de la société avec humour. Vous considérez-vous comme un artiste engagé ?
Je n’aime pas trop le terme d’artiste engagé : je me considère plutôt comme quelqu’un qui véhicule un message. Je dépeins les tares de la société à ma manière, avec humour. Les messages passent toujours mieux avec le rire.
Vous êtes très actif sur les réseaux sociaux, avec notamment 2 millions d’abonnés sur Instagram. Quelle place occupent vos fans dans votre vie ?
J’ai rapidement compris que les réseaux sociaux seraient un moyen de communication très efficace. J’ai été très tôt à fond sur Instagram. J’aime beaucoup échanger avec mes fans. Jusque très récemment, je répondais moi-même sur les réseaux. Aujourd’hui, on le fait à deux, avec mon community manager. Mes fans ont une importance capitale, je m’appuie sur eux pour m’orienter et prendre mes décisions.
Quels sont vos projets à long terme ? Prévoyez-vous de vous installer dans un autre pays, ou voulez-vous contribuer à la promotion du rap ivoirien ?
En ce moment, nous préparons mon premier album, dont la sortie est prévue pour cette année. Je ne peux pas dévoiler son titre, car j’hésite encore... Je suis très fier de faire partie du mouvement du rap ivoire. Avant, deux genres dominaient la scène musicale ivoirienne, le coupé-décalé et le zouglou. Aujourd’hui, notre style s’est popularisé : 70 % des playlists des jeunes, c’est du rap ivoire ! Le marché se structure, on connaît un vrai développement. Et ce n’est que le début. Mes projets pour la suite ? Créer une maison de production, afin d’aider tous ces artistes qui ont du talent mais aucune visibilité. Je veux pouvoir leur donner une chance. J’aimerais également travailler dans l’événementiel et le branding. Il n’y a pas assez de deals entre les marques et les artistes, c’est un concept qu’il faut développer en Côte d’Ivoire.
Quels espoirs nourrissez-vous pour votre pays ?
J’espère que dans cinq ou dix ans, on aura définitivement tourné la page de ces histoires de tribalisme et que l’on sera réconciliés à 100 %. Il faut faire une croix sur le passé pour avancer ensemble et que la Côte d’Ivoire devienne un grand carrefour du continent. Et je souhaite qu’on soit fiers de notre culture et qu’on ne forme qu’un peuple.
Quel message aimeriez-vous faire passer à la jeunesse ivoirienne ?
J’aimerais lui dire qu’il faut avoir des rêves. De manière pragmatique et réaliste, mais sans entraves. Il faut se donner les moyens de réaliser ses vœux, accepter de passer par des périodes difficiles pour récolter demain les fruits de son labeur. Je n’ai jamais vu une situation où le travail n’a pas payé. Youssoupha disait que « les gens trop faibles pour réaliser leurs rêves te dissuaderont de réaliser les tiens ». Il ne faut pas écouter l’avis des autres. Si tu as une passion, suis-la. Au début, beaucoup de gens de mon entourage pensaient que je gâchais ma vie en délaissant mes études au profit de la musique, mais aujourd’hui je ne regrette pas mes choix.
Pour finir, vous avez une anecdote inédite à partager ?
J’ai fait mon premier Palais de la culture, le 27 mars der- nier, et c’était sans doute le plus beau jour de ma vie. C’est une sensation indescriptible. Toute la préparation, le stress et le manque de sommeil de plusieurs mois s’envolent en une fraction de seconde. C’est ce que m’avait dit A’salfo de Magic System : « À la seconde où tu monteras sur scène, tu oublieras tout. » Lorsque je suis monté sur scène, que j’ai vu les flashs et entendu l’ovation de la foule, j’ai ressenti quelque chose de tellement puissant que les mots sont trop faibles pour le décrire. L’adrénaline monte et tout le trac disparaît. Je n’étais tellement pas prêt pour ce concert ! C’était mon premier live et j’avais dû répéter la vieille. Et le matin même du show, je rédigeais encore les remerciements... Aujourd’hui, j’ai moins le trac, j’ai passé le cap de la première fois.
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