Société

Prof. Pierre Adou (linguiste), à propos des langues maternelles : « Aucun peuple ne s’est développé avec la langue des autres »

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La journée internationale des Langues maternelles est célébrée tous les 21 février. En Côte d’Ivoire, les langues sont de moins en moins parlées, pis, certaines tendent à disparaître. Professeur Pierre Adou, enseignant–chercheur au département de Linguistique à l’Université Félix Houphouët-Boigny, fait l’état des lieux dans cette interview.

 

Comment peut-on définir une langue maternelle ?

La langue maternelle se définit comme la langue d’un des parents ou même des deux parents qu’un enfant parle en premier. Aussi, elle peut être définie comme la première langue parlée par un enfant dans le processus d’acquisition du langage. Si par exemple, l’enfant naît de père et de mère ivoiriens d’origine, et qu’il entre dans un cadre familiale chinois, sa première langue parlée lors de son processus d’acquisition du langage sera donc le chinois.

 

Que gagne-t-on à parler sa langue maternelle ?

On gagne beaucoup à parler sa langue maternelle. Tout ce que nous produisons à travers la langue est accompagné de philosophie. Elle nous permet de comprendre la conception des choses et tout ce qui va avec. Le développement d’un pays, d’une région ou même d’un peuple, ne peut pas se faire sans la langue maternelle.

 

Quel rapport existe-t-il entre le fait de parler la langue maternelle et l'acquisition du savoir ?

Aucun pays développé au monde ne s’est développé avec la langue des autres. Dans la transmission des flux d’échanges, la langue maternelle joue un rôle prépondérant. Ceux qui ont eu la chance de grandir dans les villages par exemple, savent que dans la transmission des connaissances, la langue maternelle joue un rôle important.

 

Il y a une dizaine d’années, un projet pilote du gouvernement a fait en sorte que les élèves apprennent les connaissances de l’école à partir de leur langue maternelle. Qu’est qu’il en est exactement de ce projet ?

Ce projet ‘’Ecole intégrée’’ a été une réussite. En tant que linguistes, nous avons salué ce travail pensé par l’État de Côte d’Ivoire à travers le ministère de l’Education nationale. Il s’agissait pour ce projet, de choisir une langue ivoirienne pour l’intégrer dans le programme scolaire. C’était notamment le Koulango, le Baoulé, le Sénoufo, le Bété, et le Malinké. Nous déplorons le fait que le projet prenne fin sans explication. Les premiers élèves qui y ont pris part, n’ont pas été suivis. Pour ma part, ce projet expérimental et exceptionnel devrait aller au-delà des attentes. C’est juste la volonté politique qui a manqué.

 

Vous avez trouvé le projet intéressant. Pourquoi les linguistes ne se sont-ils pas intéressés à ce projet ?

Ces travaux ont été faits en substance par des linguistes. Le travail du linguiste, c’est de décrire et de faire des propositions d’expérimentation. Le reste, c’est l’État qui y met les moyens pour sa mise en œuvre.

 

Pour vous, un enfant qui commence l’école en intégrant sa langue maternelle à l’école, est donc plus brillant qu’un enfant qui ne l’a pas fait ?

Ce n’est pas moi qui le dis, il y a des chiffres existent. L’enfant qui va à l’école à partir de sa langue maternelle, il a des résultats plus probants que celui qui est obligé d’apprendre le français avant d’apprendre le savoir. J’explique. Un enfant qui a grandi en zone rurale en Côte d’Ivoire et qui a l’âge d’aller à l’école, l’idéal serait de lui apprendre l’école dans sa langue maternelle. La brutalité avec laquelle on force un enfant à apprendre en moins de six mois, l’alphabet français, pourrait le perturber. Les exemples sont légion, plusieurs élèves ont abandonné l’école parce qu’ils avaient des difficultés à assimiler l’enseignement en français. Il serait donc souhaitable que l’enfant apprenne les connaissances à partir de sa langue maternelle.

 

Selon vous, pourquoi ce projet qui paraissait idéal pour redorer le blason de l’école ivoirienne, a été stoppé ?

Nous avons essayé de comprendre la volonté de l’État. À l’échelle nationale, il manque beaucoup de volonté politique et de tacts. Nous sommes des États fragiles, nous ne sommes pas encore des États-nations. Pour éviter les clivages ethniques et pour que la situation sociopolitique ne dérape, l’État doit être prudent à ce niveau. Cependant, en tant que linguistes, nous estimons que ce n’est pas une raison suffisante pour rester sans rien faire. Aujourd’hui, la téléphonie connaît une ascension fulgurante. Avec la messagerie vocale, c’est en français ou en anglais, pour celui qui n’est pas allé à l’école, qu’est-ce qu’il fait ? Nos populations rurales sont laissées pour compte. Pourtant, si la Côte d’Ivoire disposait d’une langue nationale, elle saurait gérer cette situation. Aucun peuple ne s’est développé avec la langue des autres.

 

Aujourd’hui, il ne faut pas se le cacher, de nombreux jeunes ne comprennent pas leur langue maternelle et ne s’expriment qu’en Français et/ou en Anglais. Que leur conseillez-vous, s’ils veulent apprendre leur langue maternelle ? D’ailleurs, qu’est-ce qu’elle peut leur offrir comme opportunités dans leur vie professionnelle ?

Des initiatives privées existent. Elles sont faibles, mais elles sont présentes dans certaines bibliothèques pour ceux qui s’y intéressent vraiment. Il faut aller au village et se frotter à la langue. C’est une question de volonté. Lorsqu’on comprend sa langue, on comprend toute la culture qui va avec. Il y a certaines valeurs qu’on ne peut retrouver qu’à travers nos langues, notamment la notion du respect des aînés.  Il y a des choses qui ne peuvent pas être réglées avec la langue des autres.

 

Pouvez-vous donner un taux de prévalence d'enfants ivoiriens qui ne parlent pas leur langue maternelle ?

Je ne peux pas vous donner de taux, mais comme la Côte d’Ivoire est un pays multilingue, aucune langue ne parvient à s’imposer à tous les Ivoiriens. Même si le Malinké est de plus en plus parlé, les Ivoiriens ne disposent d’aucune langue de ralliement, contrairement à certains pays comme le Mali et le Burkina-Faso qui ont respectivement le Bambara et le Moré. Cette situation particulière a favorisé l’émergence de la langue française.  Pour moi, la Côte d’Ivoire reste le premier pays francophone au monde où chaque Ivoirien parle au moins une langue maternelle. Notre manière de parler la langue française nous éloigne des normes académiques de cette langue. Nous avons tendance à traduire nos langues en français lorsque que nous nous exprimons. On parle un français qui est typiquement ivoirien.

 

En Côte d’Ivoire, certaines langues ont pratiquement disparu. Est-ce que ces langues aux locuteurs minoritaires courent le même risque ? Si oui, quelles sont ces langues ?

Dans le jargon linguistique, ces langues sont appelées ‘’des langues en danger’’. Le Ehotilé, le Wan et le Kwa. Ces langues sont en danger comme toutes les autres du fait de l’extension de la langue française et toutes ses variantes. Rarement, vous trouverez quelqu’un parler sa langue maternelle sans faire recours au français. Mais il existe des stratégies de sauvegarde de ces langues.  Nous disons qu’il faut urgemment trouver à l’échelle étatique, un moyen d’instrumentalisation des langues locales. Lorsqu’une langue meurt, c’est toute sa culture qui meurt avec elle.

 

Êtes-vous pour ou contre l’autorisation d’une langue nationale ?

Je suis pour l’autorisation d’une ou de plusieurs langue(s) nationale(s). On peut décider de prendre au moins, quatre langues majoritaires en Côte d’Ivoire et d’en faire des langues nationales et de les instrumentaliser à un certain niveau. Contrairement à ce que les gens pensent, les Baoulés sont les plus nombreux en Côte d’Ivoire. Le baoulé peut être la langue choisie dans le groupe Akan, le Malinké dans le groupe Mandé, le Sénoufo dans le groupe Gur et le Bété dans le groupe Krou. Introduites dans le système éducatif, ces langues permettront à certains d’apprendre une langue. Je suis pour la promotion de plusieurs langues locales érigées en statuts de langues nationales. 

 

Interview réalisée par Roxane Ouattara

 

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