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Interview / Sandra Takassi-Kikpa (Directrice de DigiFemmes) : « Nous formons des entrepreneuses digitales de demain »

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Pour Sandra Takassi, ce programme vise à « fabriquer » des femmes entrepreneures dans le secteur du numérique. (Ph : DR)
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Directrice de DigiFemmes Academy, une composante du programme DigiFemmes, introduit en Côte d’Ivoire en 2022, Sandra Takassi-Akikpa, explique comment sont recrutées les femmes admises dans cette académie et ce qu’elles deviendront après la formation.

 

  • Tout sur les critères pour être sélectionnées

C’est quoi DigiFemmes Academy ?

DigiFemmes est une des composantes du programme DigiFemmes, qui a été lancé l’année dernière (en 2022, Ndlr), qui vise à renforcer les compétences digitales et entrepreneuriales des femmes en Côte d’Ivoire. A travers DigiFemmes, il s’agit de toucher 16 000 femmes à travers ses différentes composantes. Ce programme est financé par le Millenium Challenge Corporation (Mcc), l’Usaid, en partenariat avec Microsoft. Il est implémenté en Côte d’Ivoire par un consortium de quatre partenaires qui sont Safeem, Seedstars, empower et Edu01, qui intervient spécifiquement dans le cadre de DigiFemmes Academy. Ce programme a pour objectif de permettre aux femmes de mieux tirer parti des opportunités d’affaires qu’offre l’économie ivoirienne en créant ou en renforçant quelques entreprises afin qu’elles puissent croître et atteindre des niveaux de succès qu’elles n’ont pas encore. DigiFemmes Academy est la branche spécifique de ce programme qui vise à former une nouvelle génération de femmes entrepreneures qui sont dotées de compétences technologiques et entrepreneuriales.

« La sélection commence par une épreuve de jeu sans instructions » 

Comment sont sélectionnées les bénéficiaires de cette formation ?

Pour choisir les 150 apprenantes par session, nous passons par trois étapes de sélection. D’abord, un test de sélection en ligne qui est en fait un jeu sans instruction. Elles peuvent le faire trois fois et très rares sont celles qui réussissent du premier coup. Ça nous permet de tester les plus endurantes. La deuxième épreuve, que nous appelons la piscine, ce sont quatre semaines intenses au cours desquelles elles apprennent à collaborer dans une perspective d’apprentissage par les pairs. Pendant ces quatre semaines, elles viennent sur le campus du lundi au dimanche, de 8h à 20h. Elles font des recherches sur Google et échangent avec les autres. Celles qui ne comprennent pas ce mode de pédagogie finissent par abandonner et ce sont celles qui ne vont pas couler qu’on finit pas sélectionner pour être admise à suivre la formation à DigiFemmes Academy.

Combien de temps dure la formation ?

C’est une formation qui a une durée de deux ans. Une partie est consacrée à l’apprentissage pour devenir full stack developer et l’autre partie à l’entrepreneuriat avec pour finalité de leur donner le choix de soit créer leur propre start-up ou rejoindre une entreprise dans un département technologique. Cette formation accompagne chaque année 150 bénéficiaires. Au terme du programme, 450 femmes au total seront formées. Nous avons lancé la première cohorte en octobre 2022 et nous avons accueilli effectivement les apprenantes de la première cohorte en janvier 2023. Nous avons lancé le recrutement pour la deuxième cohorte en avril. Il y a trois semaines (l’interview a eu lieu le 9 novembre 2023, Ndlr) que les 150 de la deuxième cohorte ont débuté la formation. Au total, nous avons reçu plus de 12 000 candidatures et c’est sur ces 12 000 candidatures que nous avons retenu les 300 femmes qui sont admises à DigiFemmes Academy.

La formation est-elle payante ?

La formation est financée par un bailleur. L’enveloppe totale pour les différentes composantes du programme DigiFemmes est de 3 millions de dollars. La composante DigiFemmes bénéficie de ce financement, qui permet de faire face aux frais de formation de chaque apprenante, qui s’élève à 15 000 dollars soit 10 millions de FCFA. Du fait de cette subvention, les apprenantes bénéficient gratuitement de la formation. Nous prenons en charge leur transport grâce à un partenariat avec le ministère de la Communication et de l’économie numérique d’alors et aussi leur alimentation durant la journée qu’elles passent sur le campus.

« L’apprentissage par les pairs est une méthode mise au point par Nicolas Sardirac »

Que font-elles pendant une journée passée sur le campus ?

Notre pédagogie est innovante parce que fondée sur la formation par pair, qui consiste pour les femmes à apprendre des unes des autres. Autrement dit, il n’y a ni professeur ni cours. C’est un apprentissage « gamifié », c’est-à-dire qu’elles apprennent par le jeu, et qui vise à trouver des solutions à des projets. Pendant les deux ans de formation, elles apprendront des langages informatiques, notamment le langage Go, le langage Rust etc. Six mois seront consacrés à l’apprentissage de chacun de ces langages. Pout chaque langage, elles auront des projets à réaliser. A cet effet, elles accèdent à une plateforme qui définit tout le curricula de formation. En collaboration avec leurs co-apprenantes, elles vont découvrir progressivement les projets sur lesquels elles doivent travailler, font des recherches sur internet, interagissent et c’est en échangeant qu’elles vont pouvoir découvrir le matériel pédagogique qu’elles vont ensuite appliquer sur les projets. Elles sont finalement leurs propres professeurs. Pour réaliser ces projets, on leur demande d’être présentes sur le campus au moins 30h par semaine, lequel est ouvert du lundi au dimanche, de 8h à 20h. 

D’où tirez-vous ce type de pédagogie ?

Cette formation est mise en œuvre par notre partenaire Edu01, qui a été fondé par un ancien élève de EPI Tech est une grande école française d’informatique très couteuse, qui forme des ingénieurs en informatique. Le fondateur de cette pédagogie, Nicolas Sadirac,  a voulu changer la donne en créant une pédagogie qui permet d’apprendre le même contenu d’ingénieur en informatique en deux ans et de façon accélérée, en autonomisant les apprenants de sorte qu’ils n’aient pas à passer par quelqu’un pour apprendre et donc être maitres de leur évolution. Cette pédagogie d’Edu01 est utilisée à travers le monde pour acquérir des compétences de Full Stack developper et a permis de former plus 100 000 personnes.

Il est également question de tuteur dans cette pédagogie innovante. De quoi s’agit-il ?

Le rôle du tuteur, c’est d’encadrer les apprenantes. L’outil informatique est au cœur de la formation. Le tuteur intervient quand il y a un problème sur l’ordinateur, s’il y a un souci d’accès aux plateformes, il assiste les apprenantes. Les tuteurs sont donc là pour créer un environnement propice pour faciliter l’apprentissage des auditrices. Concrètement, si on constate qu’elles ne progressent pas selon le rythme normal, les tuteurs leur suggèrent des activités qu’elles pourront implémenter ensemble de sorte à débloquer la situation. Mais les tuteurs n’interviennent pas pour dispenser des enseignements. C’est aux apprenantes elles-mêmes de s’organiser pour apprendre entre elles.

« La première difficulté, c’est le changement de mentalité qu’impose la pédagogie innovante »

A mon passage sur le campus la dernière fois, j’ai vu une dame qui distribuait des feuilles blanches aux apprenantes. On m’a dit qu’il s’agissait de check-point. Qu’est-ce que c’est que ce check-point ?

Retenez que les apprenantes ne sont pas soumises à des examens mensuels ou trimestriels. En revanche, nous avons institué ces check-points mensuels qui visent à vérifier par elles-mêmes si elles ont compris les concepts et si elles progressent comme il faut. C’est une évaluation qui est sur la plateforme et qu’elles peuvent faire à leur rythme en répondant aux questions. Nous avons instauré ces check-points pour qu’elles s’assurent qu’elles collaborent de manière satisfaisante et que cela se traduit par la capacité de chacune à faire par elle-même ce que son condisciple lui a expliqué. Si elle n’y parvient pas, c’est que l’objectif n’est pas atteint. Donc le check-point leur permet de se rendre compte de leurs propres lacunes, de voir si les explications des autres leur ont permis d’apprendre par elles-mêmes et progresser.

Plus d’un an après le démarrage effectif de la formation de la première cohorte, quelles sont les difficultés que vous avez relevées chez les apprenantes ?

La première difficulté auxquelles elles ont été confrontées, c’est le changement de mentalité qu’impose la pédagogie innovante que nous avons adoptée ici. Nous avons remarqué une certaine résistance au début quand nous leur avons expliqué que c’est par elles-mêmes qu’elles devaient effectuer les recherches sur internet. Elles étaient en constante demande d’assistance d’un professeur alors que nous croyons en l’apprentissage basé sur la pratique. Exactement comme rouler un vélo : on aura beau vous expliquer comment vous y prendre, ce n’est qu’en roulant et en tombant plusieurs fois que vous finirez par savoir comment tenir le guidon. C’est ce qu’on voulait les amener à comprendre. Donc il nous a fallu passer d’abord par tout un travail psychologique pour leur permettre d’intégrer cette notion d’apprentissage par les pairs. Ensuite, étant donné que ce sont des femmes, nous avons dû gérer certaines réalités propres aux femmes : une femme, ce n’est pas qu’une apprenante, c’est aussi une épouse, une mère etc. Il faut prendre en compte ces différents paramètres pour leur permettre d’assimiler notre pédagogie et progresser.

Faites-vous des évaluations à mi-parcours pour mesurer leur progression ?

Pour mesurer leur progression, nous faisons, comme je vous l’ai dit, des check-points mensuels. Ensuite, tous les deux mois, nous auditons les apprenantes : elles viennent avec leurs projets et nos tuteurs leur posent des questions. On parvient ainsi à savoir si elles ont compris le minimum requis sur chaque projet. Sur la base des résultats, nous leur suggérons des activités qu’elles doivent faire ensemble pour progresser. Enfin, nous testons leur progression sur des projets réels à travers des hackathons en interne et en externe. Les hackathons en interne, ce sont des sujets portant sur des projets concrets. On peut leur dire par exemple de trouver des idées d’applications qu’on pourrait mettre en place pour améliorer le fonctionnement de l’académie. Au premier hackathon du genre, un groupe nous a suggéré une plateforme de placement de nos talents à l’intention des recruteurs externes qui pourront venir recruter des apprenantes de l’académie. Il est clair que si elles n’ont pas acquis les compétences techniques elles ne seront pas en mesure de développer ce genre de solution. Par ailleurs, nous les faisons participer à des hackathons externes qui nous offrent l’occasion de valider notre pédagogie en la confrontant à ce qui existe sur le marché.

Il m’est justement revenu que des apprenantes de DigiFemmes Academy ont participé à des hackathons nationaux et internationaux. Comment cela s’est passé ?

Un groupe d’apprenantes de DigiFemmes Academy a effectivement participé à un hackathon national, organisé par le ministère du Tourisme et s’est classé deuxième. Elles ont créé une application visant à proposer une solution permettant aux visiteurs d’avoir accès aux mets ivoiriens au cours de la Coupe d’Afrique des Nations (CAN). Nous avons également, un groupe qui a participé à un hackathon organisé par la fondation Friedrich Nauman, en partenariat avec le GIZ et qui visait à créer une application ayant pour objectif de mettre en relation de potentiels investisseurs avec des PME ivoiriennes ou de potentiels entrepreneurs ivoiriens. Les filles se sont classées premières sur le plan national devant 135 autres participantes. Et elles sont allées en Allemagne où elles ont obtenu le deuxième prix à l’échelle internationale. Ce sont autant de résultats qui nous confortent dans l’idée que ce que nous sommes en train de faire donne des fruits. 

« Le processus de sélection met l’accent sur la capacité de persévérance » 

Qu’apprennent exactement vos « académiciennes » ? Intelligence artificielle ? Cyber sécurité ?

Elles pourront, à terme, s’orienter vers toutes ces spécialités que vous citez. Mais, pour l’instant, elles font du full stack developper, autrement dit un développeur complet c’est-à-dire capable de développer un site internet, une application, à partir de zéro. Il est capable de décrire le back-end c’est-à-dire tous les codes qui sont intégrés de sorte que quand on clique sur tel bouton, la machine a telle réaction ; il est aussi capable de décrire le front-end c’est-à-dire tout ce qu’on voit sur l’appareil. Elles sont aussi capables d’assurer la sécurité de leur application pour éviter qu’elle soit hackée par des utilisateurs externes. En somme, à travers cette formation, elles devraient arriver à créer quelque chose en partant de zéro. Par la suite, en fonction de ce qu’elles souhaitent faire demain, elles vont choisir une spécialité comme l’intelligence artificielle, la bloc-chain, la cyber sécurité, les jeux vidéo, le développement d’application. L’objectif, c’est de leur offrir l’opportunité de créer des solutions entrepreneuriales répondant aux besoins du marché.

A-t-on besoin d’avoir quelques prédispositions pour être à même d’assimiler cette formation ?

Non. Nous ne recherchons pas des personnes qui ont forcément une base en informatique. La preuve, la plupart de nos apprenantes n’avaient jamais allumé un ordinateur de leur vie avant d’arriver à DigiFemmes. Ce qui nous intéresse, c’est d’avoir une petite base de logique, que nous vérifions à travers une épreuve ; une capacité de mémoire cognitive, que nous vérifions également à travers la même épreuve. Mais, par-delà tout, il faut pouvoir faire preuve de persévérance. Cela compte beaucoup en coding car on écrit rarement un code qui fonctionne immédiatement. On écrit et on efface plusieurs fois avant de trouver le code qui marche donc si on se décourage vite, on ne peut être un bon développeur. C’est pourquoi le processus de sélection met l’accent sur la capacité de persévérance, d’endurance avant de vérifier le sens de la logique et la capacité de mémoire que tout le monde peut développer.

 

Réalisée par Assane Niada

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